Page d'histoire : Honoré d'Urfé commence la publication de l'Astrée 1607

Adamas donne Céladon à Astrée
tapisserie de Bruges, Flandres, vers 1640
Blois, château
© RMN/René-Gabriel Ojéda

Si de nos jours on ne lit plus guère en entier ce long roman de 5000 pages, on reconnaît aussitôt le vert céladon qui doit son nom à la couleur du costume du berger amoureux d’Astrée, preuve que l’oeuvre était devenue très vite un signe de reconnaissance. Laissé inachevé après quatre tomes par la mort de son auteur en 1625, dans une ouverture à laquelle son secrétaire Baro mettra fin dans le cinquième volume paru en 1627, ce grand livre baroque, héritier du roman grec et de la courtoisie médiévale qu’il adapte à une vision néo-platonicienne de l’amour, emblématise le romanesque tant il abonde en péripéties, épisodes secondaires enchâssés, digressions et longues conversations rapportées. En baptisant son héroïne du nom de la déesse de la Justice qui réside sur terre pendant l’âge d’or, l’ancien Ligueur rallié à Henri IV a voulu chanter son règne comme celui du retour de l’âge d’or et de la paix après les guerres de Religion. Pour célébrer cette renaissance du royaume, plutôt qu’au poème épique, c’est au roman pastoral qu’il a eu recours en faisant d’un Forez mythique dans la Gaule du Ve siècle une nouvelle Arcadie, en naturalisant un genre qui avait reçu ses lettres de noblesse dans l’Italie et l’Espagne du XVIe siècle avec l’Arcadie de Sannazaro et la Diane de Montemayor, ses modèles. En transportant l’Arcadie en France Urfé avait-il conscience d’être moins le passeur d’une tradition qu’un initiateur ? Car L’Astrée arrivait à point nommé en léguant à la France l’idéal social, philosophique et littéraire des petites cours de la Renaissance italienne qu’incarneront bientôt les habitués de l’hôtel de Rambouillet.

Qu’eût été la littérature française sans L’Astrée d’Honoré d’Urfé ? Dans une langue claire et élégante, contemporaine du purisme rationnel de Malherbe et propre à l’analyse des subtilités psychologiques, L’Astrée invente la tradition française du roman d’analyse des sentiments amoureux et rend possibles non seulement les grands romans de Madeleine de Scudéry et les variations précieuses sur la carte de Tendre mais, sur un mode tragique, les tourments de La Princesse de Clèves ou de La Nouvelle Héloïse de Jean-Jacques Rousseau, lequel rapporte dans ses Confessions : « parmi les romans que j’avais lus avec mon père, L’Astrée n’avait pas été oubliée, et c’était celui qui me revenait au coeur le plus fréquemment ». Plus généralement, L’Astrée eut un retentissement immédiat sur toute la littérature du XVIIe siècle, comédie pastorale ou lyrisme amoureux, placé dans sa double postulation galante et élégiaque sous l’ombre portée de ce grand modèle, comme chez La Fontaine qui en fit une tragédie en musique et proclama la constance de sa prédilection :

« Étant petit garçon je lisais son roman,
Et je le lis encore ayant la barbe grise. »

Bréviaire de la génération classique, l’influence de L’Astrée s’étend plus largement encore aux moeurs et à la sociabilité, en proposant un idéal de civilisation qui fait de la politesse mondaine et de la galanterie envers les dames la pierre de touche de la parfaite honnêteté. Mais en inaugurant la civilisation du loisir mondain par la représentation, sous l’habit de bergers, de gentilshommes retirés de la Cour et de grandes dames habillées en bergères qui n’ont « toutes pris cette condition que pour vivre plus doucement et sans contrainte », Urfé apparie un idéal aristocratique à l’imaginaire humaniste et lettré de la retraite dans une quête du bonheur qui a presque, chez cet ami de François de Sales, une résonance religieuse. Mais aujourd’hui L’Astrée reste surtout comme un grand roman d’amour, l’expression d’une mythologie galante qui décline, autour d’Astrée et de Céladon, toute la gamme des sentiments possibles entre la chasteté de Sylvandre et l’inconstance d’Hylas, y compris dans les troubles de l’amitié tendre que suscite le travestissement de Céladon en la bergère Alexis, de sorte qu’au-delà de son statut d’archive, c’est l’exploration des méandres du sentiment qui conserve au roman toute sa modernité.

 

Alain Génetiot
professeur à l’université de Nancy 2

Source: Commemorations Collection 2007

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