Page d'histoire : Gérard Labrunie, dit Gérard de Nerval Paris, 22 mai 1808 - Paris, 25 ou 26 janvier 1855

Gérard Labrunie, dit Gérard de Nerval - Photographie de Nadar
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En janvier 1856, Baudelaire réclamait pour quelques élus « le droit de s’en aller » et célébrait à sa manière le premier anniversaire de la mort de Gérard de Nerval : « il y a aujourd’hui, 26 janvier, juste un an, […] un écrivain d’une honnêteté admirable, d’une haute intelligence, et qui fut toujours lucide, alla discrètement, sans déranger personne, – si discrètement que sa discrétion ressemblait à du mépris –, délier son âme dans la rue la plus noire qu’il pût trouver. » (Préface aux Histoires extraordinaires d’Edgar Poe).

L’auteur des Chimères n’avait fait que redire à la mort qu’il l’aimait d’un amour exclusif : « Celle que j’aimai seul m’aime encor tendrement, C’est la Mort – ou la Morte… » (Artémis)

Dans la nuit du jeudi 25 au vendredi 26 janvier 1855, Paris est sous la neige et Gérard s’est pendu dans une petite rue de la rive droite, à quelques pas de la Seine et de la place du Châtelet, la rue de la Vieille-Lanterne, que les travaux d’Haussmann recouvriront bientôt : en superposant les anciens et les nouveaux plans de la ville, on découvre que le gibet de fortune du poète tombe dans le trou du souffleur du Théâtre de la ville. Celui que les puissances symboliques poursuivent ainsi au-delà de la vie terrestre avait aimé le théâtre, avait fondé une revue de théâtre, écrit pour le théâtre, et sa légende s’est construite à partir de la passion qu’on lui a attribuée pour une actrice, Jenny Colon, morte en 1842.

Nerval était sorti quelques semaines plus tôt, le 19 octobre 1854, de la maison de santé du docteur Émile Blanche, où l’on soignait en vain son étrange maladie nerveuse. Il loue une chambre dans un hôtel garni. On l’aperçoit fugitivement dans un théâtre. Ses amis perdent sa trace. C’est peut-être à ce moment que Nadar, comme appelé par l’urgence, l’intercepte et fait de lui deux portraits photographiques qui nous permettent aujourd’hui, avec le daguerréotype un peu plus ancien d’Adolphe Legros, de reconnaître son visage et de croiser son regard. On retrouvera dans ses poches quatre feuillets d’une nouvelle, Aurélia ou le Rêve et la Vie, dont la Revue de Paris avait commencé la publication le 1er janvier et qui restera inachevée.

Baudelaire dit mieux que nous le secret de Nerval en parlant de sa lucidité là où nous voyons les détours de la folie et les mystères ésotériques. Il invoque aussi la « mélancolie » d’où Gérard tirait l’envie de bouger, de changer de corps, de se déguiser, d’apprendre les langues, de traduire, de voyager. Baudelaire appelle cela « vagabondage ». Nerval parlait de ses « chimères » et de ses « châteaux de Bohème ». Dans l’espace et dans le temps, il a toujours cherché le mouvement qui donne d’autres contours à la même inquiétude. Il est bon germaniste et traduit le Faust de Goethe, qui le fait connaître du public lettré, en 1828. En 1838, il visite l’Allemagne et l’Autriche. Puis il traduit Le Second Faust. Il se lie à Heinrich Heine, qu’il traduit aussi. Dans les dernières années de sa vie, il compile la biographie de quelques Illuminés, Cazotte, Rétif, égarés dans leur siècle comme lui dans le sien et qui sont ses frères de l’ombre. Au début des années 1830, dans le quartier du Doyenné accroché aux pierres du Louvre et détruit également par Haussmann, il avait donné un grand bal costumé, un bal entre le rêve et la vie, l’une de ces fêtes mélancoliques où l’on croit perdre son identité. Débarquant au Caire en 1843, il se déguise encore pour mieux connaître les Orientaux, mais aussi pour se perdre parmi eux. Dans la lignée déjà nombreuse des voyageurs romantiques, il rompt avec le tourisme du pittoresque, de l’exotisme facile. Il veut connaître de l’intérieur cette autre partie du monde. Et son Voyage en Orient se distingue en ce qu’il nous introduit « dans la vie même de l’Orient », dira Gautier.

Nerval est un polygraphe de génie, un journaliste que son âme de poète transfigure à chaque ligne, un prosateur subtil et racé, qui a trouvé sa « belle manière » dans le conte poétique, recueillant sept « nouvelles » – dont Sylvie, qu’admirait Proust – sous le titre Les Filles du feu. Il y joignait, en 1854, un appendice composé de douze sonnets, Les Chimères. Il dresse dans le premier d’entre eux, El Desdichado, un autoportrait criblé d’allusions, cultivant les mystères de l’identité :

« Je suis le ténébreux, – le veuf, – l’inconsolé,
Le prince d’Aquitaine à la tour abolie, »

et la présomption d’immortalité que lui attribue sa seule présence au monde, celle d’Orphée, celle du poète :

« Et j’ai deux fois vainqueur traversé l’Achéron
Modulant tour à tour sur la lyre d’Orphée
Les soupirs de la Sainte et les cris de la fée. »

André Guyaux
professeur à l’université Paris-Sorbonne
directeur du Centre de recherche sur la littérature française du XIXe siècle

Source: Commemorations Collection 2005

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