Page d'histoire : Aristide Cavaillé-Coll Montpellier, 4 février 1811 - Paris, 13 octobre 1899

Aristide Cavaillé-Coll en 1875
© coll. part.

Une œuvre immense portant aux quatre coins du monde (de Pékin au Pérou) avec fierté sa signature, une gloire aussi grande dans la postérité que de son vivant, un génie reconnu de ses plus impitoyables adversaires, tout cela fut le lot d'Aristide Cavaillé-Coll, sans doute le plus fameux facteur d'orgues de l'Histoire. Cette accumulation de chefs-d'œuvre, ce nom devenu quasiment un lieu commun, cette plaque fameuse qu'il a marquée sur ses consoles au point même qu'aujourd'hui certains l'imitent, toute cela a peu à peu rendu légendaire un être hors pair qui fut cependant un homme mêlé à tous les courants d'un siècle à la gloire duquel il a grandement contribué.

Deuxième fils d'un facteur d'orgues, le jeune Aristide débute comme un "enfant de la balle". Une vision hagiographique nous le montre au milieu des résidus d'atelier, cherchant, manipulant, inventant déjà. Ne lui doit-on pas alors la création de la scie circulaire et d'un pseudo-harmonium. Très vite, il s'impose, face à un père et à un frère aîné qu'il semble déjà écraser de sa forte personnalité.

Ambitieux, en son début de carrière, il joue de ses relations : musicales, comme Rossini ou politiques, avec Thiers. Il s'installe dès 1833 à Paris où, parmi d'autres travaux, il va être remarqué en 1844 avec l'achèvement du grand-orgue de Saint-Denis. Il est intéressant de voir dans cet instrument exceptionnel tout ce qui fera le génie (le mot n'est pas trop fort) de son créateur : souci de synthèse avec l'œuvre de ses prédécesseurs, accumulation de découvertes mécaniques et pneumatiques et qualité étonnante de la réalisation matérielle. Après un pareil éclat il semble cependant que l'orgue de la Madeleine en 1846 soit plus important dans l'évolution esthétique de Cavaillé-Coll et celle de l'orgue du XIXe siècle. Avant d'ériger ce grand instrument notre homme avait sillonné l'Europe dans un voyage très formateur, observant ici les défauts, reconnaissant ailleurs des qualités nouvelles. À la Madeleine, donc, l'évolution est complète même si certains aspects de la fabrication nous rappellent Saint-Denis.

Le monde sonore est enfin celui dit "symphonique". L'instrument à tuyaux qui, de tous temps, a évolué parallèlement à l'orchestre retrouve totalement celui de ses contemporains romantiques : chaleur de l'ensemble des timbres, variations puissantes d'intensité obtenues avec facilité, grande clarté du médium sans être écrasé par des basses trop lourdes ni dominé par un aigu excessif. En outre, et le siècle est là, l'organiste est mis en évidence comme un virtuose : la console aide son jeu, lui permet une exécution plus confortable cependant qu'elle le place à l'égal d'un pianiste, devant le buffet de l'orgue, face à la nef.

Il n'est pas dans notre propos d'indiquer tous les lieux (salles de concerts, cathédrales, paroisses, salons privés) qui furent ornés d'un Cavaillé-Coll. Peu à peu, rue de Vaugirard puis avenue du Maine, notre facteur avait construit une entreprise moderne dont les produits furent édifiés dans le monde entier. Du petit orgue de salon à ceux de Saint-Sulpice ou de Notre-Dame de Paris on relève le même soin apporté à un produit, certes de l'époque industrielle, utilisant toutes les techniques de son temps, mais dont la réalisation est encore celle de l'artisan amoureux du travail bien fait proche de la perfection. Il est évident qu'une pareille exigence était difficile à gérer sur le plan financier : Cavaillé-Coll fit plusieurs fois faillite avant de finir dans la gêne.

Ses relations et son renom lui firent obtenir les plus grands chantiers, la qualité exceptionnelle de sa fabrication lui permit de recevoir de nombreuses récompenses alors que le mouvement musical issu de son esthétique en fit le modèle même de ce courant symphonique métamorphosé peu à peu jusqu'au XXe siècle. On peut dire qu'il autorisa la création d'œuvres de Franck à Messiaen. Ce serait cependant le cantonner dans un domaine particulier si l'on ne songeait qu'il fut considéré comme le modèle pour interpréter Bach que l'on redécouvrait de son temps. Que les organistes soient allemands, belges ou français (Widor, Saint-Saëns et Gigout), tous utilisaient la clarté de ses sonorités, admirant la lisibilité toute symphonique issue paradoxalement d'une juxtaposition de jeux évoquant plutôt l'orchestre de Brahms ; mais cette polyphonie était alors celle où l'on voyait le contrepoint le plus évident par opposition aux couleurs d'un orgue classique français alors considéré comme une pièce archéologique.

L'un des aspects les plus remarquables de son caractère est sans conteste sa culture et son amour de la musique et des musiciens. Les relations avec tous ses contemporains étaient exemplaires, mais au-delà d'un bon repas partagé avec Franck ou Widor, il y a la curiosité d'un homme qui écoute passionnément Liszt ou Pauline Viardot (pour qui il construisit un petit orgue). Très âgé, il n'hésite pas à se rendre à Bruxelles pour entendre la Messe en si de Bach !

Il est difficile même aujourd'hui de donner sa juste place à Cavaillé-Coll. Ses détracteurs, il en existe toujours, ne voient en lui que le représentant d'un XIXe siècle qu'ils méprisent ; ses laudateurs, fascinés par la beauté puissante de ses œuvres, en perdent un peu de leur sens critique. Homme de son temps il le fut pleinement : patron, ingénieur, acousticien, épousant parfaitement les goûts du XIXe siècle. Mais au-delà, grâce à un savoir-faire exceptionnel, une vision musicale supérieure à celle de ses contemporains, il dépasse son époque, nous laissant une œuvre qui, sans chauvinisme, relève aujourd'hui du patrimoine de l'humanité.

Claude Noisette de Crauzat producteur à Radio France
professeur à l’université de Rouen

Voir : Le ministère de la culture et de la communication et les orgues Cavaillé-Coll

Source: Commemorations Collection 1999

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