Page d'histoire : Pierre-Jean (de) Béranger Paris, 19 août 1780 - Paris, 16 juillet 1857

Fils d’un faux noble sincèrement monarchiste et passablement arsouille et d’une midinette évaporée qui préférait à tout et à tous les enivrements du monde du spectacle, Pierre-Jean (de) Béranger, après avoir tâté dans son adolescence des métiers de la débrouillardise auxquels l’avaient réduit ses parents - garçon d’auberge, grouillot de robin, commis de banque, aide-usurier, apprenti prote- vint grossir les rangs des candidats à la gloire et à la fortune qui pouvaient s’attacher à la poésie au début du XIXe siècle. Il s’adonne d’abord au genre polisson et même pornographique et n’en néglige aucune veine, détaillant aussi bien les plaisirs que deux dames -voire deux soeurs- peuvent se donner  l’une à l’autre que la manière dont les moines s’emploient réciproquement à calmer leur ardeur génésique. Rude concurrence et pauvre rente : tel est le sort, dans les années 1800, du poète de la grivoiserie. Béranger s’essaie donc au genre lyrique teinté d’épique et touche le coeur de Lucien Bonaparte, qui lui fait don de sa pension de membre de l’Institut. Les emplois subalternes qu’il obtient dans la fonction publique lui laissent le loisir de composer des chansons habiles et d’inspiration variée, puisée dans le fonds commun des légendes populaires, dans la galerie des types et même des archétypes sociaux, dans les bouleversements de l’actualité comme dans ses personnages en vue et en cour. Maîtrisant de mieux en mieux la rhétorique propre à son art, il connaît une notoriété croissante. Lorsqu’il se fait pamphlétaire, ce sont le cléricalisme, le monarchisme revanchard, la servilité des grands corps qui constituent ses cibles favorites tandis que l’exaltation d’un passé recomposé (celui de la Révolution et, surtout, du Premier Empire) lui sert à vilipender le présent et à en appeler à un avenir délivré des étroitesses du règne de Charles X. S’il n’est pas -loin s’en faut- le premier à chansonner son époque, ses moeurs complaisantes et ses fausses gloires, il devient le premier chansonnier dont le nom s’impose aux trompettes de la renommée. C’est qu’il a une patte : qu’il s’agisse des mots ou des mélodies, il sait donner une expression simple, appropriée, facile à retenir et sincère à une idée, à un sentiment, à une situation, à une cause. Dans une France où la presse est soumise à une censure obtuse, la chanson, libre et volatile, tient le rôle qui sera au XXe siècle celui des « blagues politiques » dans les pays totalitaires. L’efficacité et la constance de ses compositions valent à Béranger de perdre son emploi et de tâter par deux fois de la prison. Sa notoriété se change alors en gloire. En 1828, une souscription populaire couvre en 48 heures le montant substantiel de l’amende qui lui a été infligée en plus de neuf mois de détention. On s’arrache les minutes du procès de celui que Lamartine baptise « l’homme Nation » et que Pottier, futur auteur de L’Internationale, exhorte à poursuivre sa lutte (« Reprends ta lyre, Ô divin Béranger »). Chateaubriand, La Fayette, Hugo ou Dumas lui rendent visite à Sainte-Pélagie où affluent de toute la France victuailles et flacons.

Deux ans plus tard, à la chute des Bourbons, Béranger refuse tout emploi et même tout contact avec le régime à l’avènement duquel il a contribué. Il le fait sans ostentation comme il refuse sans emphase son élection à la Chambre en 1848, et ainsi qu’il aide sans publicité ceux de ses confrères qui, tel Rouget de l’Isle, se trouvent à ce point dans le besoin qu’ils connaissent la prison pour dettes. Saisi à soixante ans d’une passion volcanique pour une jeunesse avec qui ses amours, pourtant surveillées par Sainte-Beuve, resteront énigmatiques, il préfère à toute autre inspiration celle qui lui fait commenter les choses de la vie avec une sagesse amusée, sceptique ou résignée et qui continuera à nourrir ses chansons presque jusqu’à sa mort, à la veille de son soixante-dix-septième anniversaire. L’Empire lui organise des funérailles nationales, sans doute pour éviter que son enterrement ne se transforme en manifestation hostile à « Napoléon le petit ». Admiré comme poète par Stendhal et même par Mallarmé (!), mis en musique par Richard Wagner (Les Adieux de Marie Stuart), Pierre-Jean (de) Béranger avait prédit que son oeuvre ne lui survivrait pas. Elle ne fut, en effet, longtemps chantée qu’à titre documentaire. Au début du XXIe siècle, Jean-Louis Murat, l’un des plus à part de nos auteurs-compositeurs-interprètes, a consacré un disque à onze poèmes de Béranger non encore mis en musique. Pour réussie que soit l’entreprise, pourra-t-elle suffire à faire revivre la mémoire d’un homme dont les chansons et la vie font honneur à un type social injustement oublié : le bourgeois éclairé ?

Philippe Meyer
docteur en sociologie
écrivain
producteur à Radio France

Source: Commemorations Collection 2007

Liens