Page d'histoire : Jean Jaurès fonde L'Humanité 18 avril 1904

L'Humanité, janvier 1942 (1 Z 385)

Le 18 avril 1904, le premier numéro de L’Humanité sort dans les kiosques. Jean Jaurès, qui souhaite doter d’un quotidien le parti socialiste français, en est le principal instigateur et maître d’œuvre. Dans ce domaine, son expérience est grande. Il a en effet toujours utilisé la presse pour exprimer ses convictions. Après s’être essayé à des critiques de livres, sous la signature du Liseur, à la Dépêche de Toulouse, il a commencé une activité de journaliste qui n’a jamais cessé et qui est le complément régulier de son activité politique. Après sa défaite aux élections législatives de 1898, cette activité devient prioritaire et s’exerce en particulier à la Petite République dont il prend, après le départ de Millerand, la direction politique et où il écrit un éditorial chaque jour. Il l’accepte, non seulement parce que, privé de son indemnité parlementaire, il a besoin de ressources régulières, mais aussi parce qu’il conserve de la sorte le moyen d’intervenir chaque jour sur l’actualité. C’est dans la Petite République qu’il publie, en août 1898, sa série d’articles sur l’affaire Dreyfus, « Preuves », qui sera, avec le « J’accuse » de Zola, l’un des deux ou trois écrits décisifs dans la longue marche vers la révision du procès.

Cependant, Jaurès n’est pas le maître de ce journal dont il doit partager la responsabilité en particulier avec Gérault-Richard. Depuis longtemps, il songe à créer son propre titre. Cette fois, le moment lui apparaît opportun, alors que montent les risques de guerre et qu’une grande partie de la presse, à propos de l’alliance franco-russe et de la guerre russo-japonaise, se montre à la fois aveugle et vénale. Lucien Herr, Léon Blum et Jaurès sont persuadés qu’il y a la place pour un grand journal de vérité qui ferait pièce non seulement aux feuilles à fort tirage mais à l’organe du parti de Jules Guesde, Le Socialiste.

Ils pensent d’abord à racheter la Petite République puis, devant le refus de ses propriétaires, décident de fonder un nouveau quotidien, « authentiquement et activement socialiste ». Herr, Blum et Lévy-Bruhl parviennent à réunir les fonds nécessaires pour faire démarrer l’entreprise : 800 000 francs. Il s’agit de trouver un titre : on pense à Lumières mais Herr suggère L’Humanité que Jaurès justifiera ainsi dans son premier éditorial intitulé « Notre but » : « L’humanité n’existe point encore, ou elle existe à peine. À l’intérieur de chaque nation, elle est compromise et comme brisée par l’antagonisme des classes, par l’inévitable lutte de l’oligarchie capitaliste et du prolétariat. Seul le socialisme, en absorbant toutes les classes dans la propriété commune des moyens de travail, résoudra cet antagonisme et fera de chaque nation enfin -réconciliée avec elle-même une parcelle d’humanité » (1).

Il s’agit de trouver des collaborateurs : Aristide Briand, René Viviani, Jean Allemane, Lucien Herr, Francis de Pressensé, Léon Blum, Tristan Bernard, Jules Renard, Anatole France, Octave Mirbeau, Henry de Jouvenel et Abel Hermant répondent à l’appel et participent d’emblée à cette aventure collective : beaucoup sont agrégés et normaliens ce qui fait dire à Briand, non sans ironie : « Ce n’est pas L’Humanité, ce sont les humanités ».

Le premier numéro, tiré à 140 000 exemplaires, vendu à 138 000, est un grand succès. Jaurès précise, dans son éditorial, la ligne du journal qui ne se veut pas un outil de propagande, mais doit apporter des « informations étendues et exactes », garantir « la loyauté des comptes rendus, la suite de [ses] renseignements, l’exactitude de [ses] correspondances », manifester « un souci constant et scrupuleux de la vérité » qui n’empêchera pas la « vigueur du combat ». L’Humanité est en effet sur tous les fronts et d’abord celui de la laïcité. Le 17 mai 1904, après la visite du président Loubet à Rome, le journal divulgue une note confidentielle du Vatican qui laisse entendre que le Saint Siège ne maintient ses relations avec Paris que dans l’attente de la chute prochaine du gouvernement français. Jaurès, qui souhaite « l’entière émancipation de la France », n’était pas sans savoir que cette publication risquait de peser lourd dans la rupture du Concordat : et de fait l’écho est retentissant (2).

Pourtant, la qualité du journal et l’importance qu’il prend d’un coup dans le paysage politique français ne sont pas une garantie de succès. Bien que devenu l’organe du parti, après la réaction de la S.F.I.O. en avril 1905, et malgré la présence dans la rédaction des leaders de tous les courants, le jeune quotidien ne réussit pas plus que ses prédécesseurs à conquérir un public à la mesure de l’influence du parti socialiste. Les agrégés ont-ils fait un journal d’intellectuels en marge des luttes de la classe ouvrière à laquelle il est destiné ? Sans doute quelques erreurs d’appréciation – comme la publication en première page des résultats de l’agrégation de 1904 – ont-elles creusé l’écart entre le journal et son lectorat potentiel.

En 1905, le quotidien frôle la faillite. Son tirage tombe à 15 000 exemplaires (3). En janvier 1906, Jules Renard note dans son Journal que les rédacteurs travaillent aussi longtemps que possible dans la pénombre, attendant les -dernières minutes pour allumer les bougies, par mesure d’économie. Jaurès s’adresse en vain à Viviani et à Briand : « Il n’y a pas de plus grand intérêt socialiste que de sauver un journal socialiste. Vous savez tous les embarras, les charges, que m’imposerait à moi personnellement une liquidation forcée, faite de hâte, sous le coup de la nécessité. Vous m’aiderez, Viviani et vous, à écarter ce péril » (4).

Néanmoins Jaurès tient à sauvegarder l’intégrité de son titre. Il rejette une proposition d’achat par la banque Rothschild puis, en 1906, une offre de 200 000 francs faite par Raffalovitch, (un économiste qui travaille pour le gouvernement tsariste, grand dispensateur des fonds de l’ambassade) sous condition que le journal cesse de dénoncer les emprunts russes.

Finalement, celui-ci échappe au naufrage grâce aux souscriptions des ouvriers, des syndicats, des coopératives, à des augmentations de capital et à des emprunts qui lui permettent de survivre. Puis il se modifie. La photographie et la caricature le rendent moins austère, tandis qu’une plus grande place est faite aux informations et à l’actualité sociale. Le tirage remonte. Il approche de 80 000 en 1912, permettant de passer à six pages en 1913.

Le rôle de L’Humanité est capital dans cette période. Le journal est de toutes les luttes. Il dénonce la catastrophe de Courrières et soutient les revendications ouvrières, tente d’arracher la France au « guêpier marocain » et surtout se dresse contre le péril de la guerre. Le 31 juillet, dans son ultime éditorial, Jaurès écrit : «C’est à l’intelligence du peuple, c’est à sa pensée que nous devons aujourd’hui faire appel si nous voulons qu’il puisse rester maître du sol, refouler les paniques, dominer les événements et surveiller la marche des hommes et des choses pour écarter de la race humaine l’horreur de la guerre ». Le lendemain, l’Humanité paraît encadré de noir. Un titre immense en première page : « Jaurès assassiné » . « Il cherchait à écarter l’horrible, le terrifiant péril » dit l’éditorial.

Durant la Première Guerre mondiale, L’Humanité, dirigé d’abord par Pierre Renaudel, est soumis aux vicissitudes du mouvement socialiste. Les résolutions solennelles contre la guerre sont mises sous le boisseau et le journal soutient le gouvernement Viviani. Mais le succès des minoritaires, lors des congrès d’octobre 1918, entraîne le remplacement de Renaudel par Marcel Cachin (qui restera directeur du journal jusqu’à sa mort en 1958). Puis, en décembre 1920, à la suite de la scission au sein de la S.F.I.O. lors du congrès de Tours, L’Humanité, qui tire alors à 140 000 exemplaires, reste l’organe de la majorité et devient donc le quotidien du P.C.F. Une page est tournée. Le journal d’avant-guerre, dominé par un esprit de réformisme, change de nature et suit désormais strictement la voie du communisme révolutionnaire.

Jean-Noël Jeanneney
ancien ministre
président de la Bibliothèque nationale de France
membre du Haut comité des célébrations nationales

1. Etienne Fajon, En feuilletant l'Humanité, 1904-1964, L'Humanité, 1964
2. Max Gallo, Le grand Jaurès, Paris, Robert Laffont, p. 360-361
3. Claude Bellanger, Jacques Godechot, Pierre Guiral et Fernand Terrou (dir.), Histoire générale de la presse française, tome III : De 1871 à 1940, Paris, Presses Universitaires de France, 1972, p. 375
4. Marcelle Auclair, La vie de Jaurès ou la France d'avant 1914, Paris, Seuil, 1954, p. 487

Source: Commemorations Collection 2004

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