Page d'histoire : Luis Buñuel Calanda (Espagne), 22 février 1900 - Mexico, 29 juillet 1983

Luis Buñuel en 1968

Jean-Claude Carrière, qui a collaboré pendant dix-neuf années avec Luis Buñuel, a accepté de nous donner son témoignage sur la manière dont il travaillait avec le grand cinéaste espagnol, inspiré tout au long de sa vie de créateur par l'énergie libératrice du surréalisme et auquel on doit une œuvre parmi les plus singulières et les plus abouties de ce "premier siècle du cinéma". On mentionnera ici trois films, entrés d'ores et déjà dans la postérité : Un chien andalou (1928), L'Âge d'or (1930), Belle de Jour (1966), Lion d'Or à Venise en 1967...

Travailler avec Buñuel, c'était vivre avec lui. Nous nous retirions tous les deux, sans amis, sans femmes, dans un endroit de préférence isolé, comme le balneario de San Jose Purua, au Mexique, ou l'hôtel du Paular, au nord de Madrid, qui est accolé à un couvent du XVe siècle où des moines vivent encore, et nous tentions de partager, à travers quelques semaines de vie commune, nos obsessions, nos impressions, nos idées de ce moment-là.

Ainsi, invariablement, nous prenions ensemble nos trois repas, assis à la même table, lui à ma droite pour que je puisse parler à sa bonne oreille. Nous avons, au cours de nos dix-neuf années de travail, mangé en tête à tête plus de deux mille fois. Beaucoup de couples établis ne peuvent en dire autant. Nous lisions le même journal, nous faisions chaque jour les mêmes promenades, ou presque. Jamais de radio, ni de télévision.

Tous les soirs, à la même heure et au même endroit, nous nous retrouvions pour le moment sacro-saint de l'apéritif, dans le bar de l'hôtel. Si par malheur quelque touriste avait pris notre place, nous nous trouvions désorientés, ne sachant où aller, que faire. Nous ne nous accordions qu'un temps de solitude, c'était le soir. Luis se couchait tôt, dans la chambre à côté, et je restais à travailler pendant deux heures, tentant de mettre au propre nos improvisations de la journée et d'en tirer la première forme d'une scène.

L'intention, non avouée, était de nous concentrer l'un et l'autre sur le même objet, d'arriver à réunir nos idées et quelque chose en plus, qu'on pourrait appeler l'inconscient. Ainsi, chaque matin, nous nous racontions nos rêves, parfois aussi nos rêveries diurnes, pour tenter de nous accorder, comme on accorde deux instruments. Aucune autre occupation n'était concevable.

Le travail proprement dit se passait toujours dans ma chambre. Luis venait frapper à ma porte avec une incroyable ponctualité. J'entendais ses pas s'approcher dans le couloir et, au moment où il levait sa main pour frapper, j'ouvrais la porte, laissant son poing en suspens dans l'air. Il aimait par-dessus tout cette régularité dans l'horaire.

Dans ma chambre, il s'asseyait en face de moi, de part et d'autre d'une table, la main en cornet sur son oreille gauche, à moins qu'il ne réglât son appareil auditif, et restait là trois heures le matin et trois heures l'après-midi. Il est difficile de raconter en quoi consistait le travail lui-même, différent selon qu'il s'agissait de l'adaptation d'un livre (Le Journal d'une femme de chambre, Belle de Jour), ou d'un scénario original (La Voie lactée, Le Charme discret de la bourgeoisie). Cela pouvait commencer par un long silence, ou bien par une idée apparue dans la nuit, ou bien par une digression sur l'état de notre santé, ou sur les nouvelles (généralement désolantes) du monde. Venait toujours un moment où, surgie de n'importe où, une action, une idée de scène se présentait. Il fallait aussitôt tenter de la jouer, plusieurs fois de suite, en improvisant les dialogues et les gestes, en déplaçant au besoin les meubles de la chambre pour une première approche de la mise en scène.

Très souvent cette idée, après quelques essais, était rejetée, à moins qu'elle ne conduisît à autre chose. Quelquefois au contraire elle se développait, s'ouvrait, s'enrichissait, nous révélant des dimensions que nous n'avions pas imaginées d'abord. Je prenais rapidement quelques notes, utiles au travail du soir, à l'écriture proprement dite. Et nous continuions ainsi, souvent guidés par le rire, plus encore que par l'étrange. Buñuel disait qu'une journée sans rire était une journée perdue.

Il nous arrivait d'avoir une première version du scénario en cinq ou six semaines de travail intensif, sans jour de repos. À ce moment-là nous nous séparions, pour un mois ou deux, avant de nous retrouver. Ces périodes de séparation, au cours desquelles nous laissions le script dans un tiroir, sans même y penser, favorisaient un autre type de travail, celui qui s'effectue à notre insu. Quand nous nous retrouvions, souvent, des scènes entières tombaient en quelques minutes, et d'autres venaient à notre rencontre, que nous avions vainement espérées. Pour certains films, ces périodes de travail à deux se sont répétées cinq ou six fois. Dans deux ou trois cas, nous nous sommes séparés sans résultat, et il n'y eut pas de film.

J'ai appris au contact de Buñuel, outre cette place nécessaire donnée au travail inconscient, que l'imagination est un muscle, qu'elle s'entraîne, comme la mémoire : de là ces conditions de vie particulières, destinées à éveiller l'esprit avant qu'il ne s'endorme à nouveau, car il est aussi puissant que paresseux. Et cet entraînement peut conduire notre imaginaire à se dépasser, à découvrir un nouveau monde dans le nôtre. Le nombre des situations dites dramatiques est loin d'être limité, comme on essayait de le faire croire au XIXe siècle, où tout devait être réglementé. Le surréalisme l'a bien prouvé. Le champ est large, plus large même que nous le supposons.

En plus, cette imagination indispensable, où que nous la dirigions, reste innocente. Le fameux "péché d'intention" de notre enfance, la "mauvaise pensée", n'existent plus, dès lors que nous inventons des situations que nous voudrions humaines. Un scénariste, disait Luis, doit chaque jour tuer son père, violer sa mère et trahir sa patrie. C'est son devoir, en quelque sorte. Il est là pour ça. S'il ne le fait pas, personne ne le fera à sa place, et il court le risque du sirop. D'où un certain courage nécessaire, qui nous fait passer chaque jour (pas forcément pour nous y accrocher) par l'horrible, l'irrationnel et le vulgaire.

Il me reste de ces années-là les souvenirs d'une existence difficile, d'un régime d'athlète, car se retrouver face à face avec Buñuel, qui, malgré sa bonté foncière, ne vous a pas demandé de venir par complaisance, ni par indulgence, c'est accepter une sorte de défi. Il faut absolument être au meilleur de sa forme, de sa disponibilité, sinon il va s'en apercevoir en quelques secondes. Le souvenir aussi d'un partage incomparable, d'un bloc de granit espagnol qui s'ouvrait chaque jour devant moi, et où je découvrais, jusqu'à la fin, mille paysages imprévus.

Jean-Claude Carrière
écrivain et scénariste

Source: Commemorations Collection 2000

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