Page d'histoire : Frédéric Chopin Zelazowa Wola, près de Varsovie, 1er mars (?) 1810 - Paris, 17 octobre 1849

Chopin à la fin de sa vie.
Daguerréotype Paris, bibliothèque polonaise
© Harlingue - Viollet

“La Pologne lui a donné son sens chevaleresque et sa douleur historique, la France sa grâce légère et son charme, l'Allemagne sa profondeur romantique... Mais la nature lui a donné une taille élancée, un peu frêle, le plus noble cœur, et le génie. Oui, il faut accorder à Chopin le génie dans toute la signification du mot. Il n'est pas seulement virtuose, il est aussi poète, il peut nous donner la perception de la poésie qui vit dans son âme, il est compositeur, et rien ne ressemble à la jouissance qu'il nous procure, quand il s'assied à son piano et qu'il improvise. Il n'est alors ni Polonais, ni Français, ni Allemand ; il trahit une origine bien plus haute, il descend du pays de Mozart, de Raphaël, de Goethe : sa vraie patrie est le royaume enchanté de la poésie". Ces lignes inspirées sont de Heine dans une chronique de 1837 ; elles pourraient bien constituer l'un des meilleurs portraits artistiques de Chopin. Il suffirait de le moduler avec un mot de Schumann : "Il semble que le goût national polonais, inséparable de la plupart des premières mélodies de Chopin s'efface toujours plus avec le temps, comme s'il venait à se pencher (par-dessus l'Allemagne) en direction de l'Italie. On sait que Bellini et Chopin étaient liés d'amitié". Ce glissement, cette inclination n'ont pas échappé à la sagacité de Maurice Ravel qui, dans un commentaire exceptionnellement lyrique de la Barcarolle, parle de l'art "somptueux de ce grand slave, italien d'éducation".

Chez Chopin, le compositeur, l'improvisateur, le pianiste et le pédagogue sont autant d'aspects d'une personnalité créatrice unitaire, dont l'originalité et l'indépendance ont été reconnues d'emblée. Pratiquement autodidacte au piano (son professeur Zywny était violoniste de métier), Chopin en a tiré une exploration sonore et technique entièrement neuve. Il est l'unique génie musical du XIXe siècle à s'être délibérément concentré sur son instrument, le seul aussi dont le piano ne reflète en rien l'orchestre de l'époque mais stylise tout au plus certains éléments de bel canto, rossinien puis bellinien. Passé 1835, le compositeur semble faire la sourde oreille au monde musical contemporain pour continuer de s'ancrer dans Jean Sébastien Bach et Mozart afin de mieux créer l'avenir.

Chopin a su, le premier, prêter une attention fascinée aux chants et danses populaires de sa Pologne natale, sans jamais en citer intégralement la moindre phrase dans sa production. à un compatriote pour lequel il improvisait à Paris et qui croyait réentendre une berceuse de son enfance, Chopin réplique : "Cette chanson, tu ne pouvais la connaître... mais seulement l'esprit qui l'anime : l'esprit d'une mélodie polonaise !" La création des Mazurkas est aussi éloignée de tout effet de couleur locale que de l'attitude de compositeurs folkloristes tels Kodaly ou Bartók. On chercherait en vain dans sa musique des notations littéraires ou des traces avouées de programme : Il est symptomatique que ce soit Schumann qui prononce le nom du poète Mickiewicz pour être la source (éventuelle) des deux premières Ballades ouvrant par là carrière aux hypothèses de nos narratologues.

Si la subtilité de ses rythmes et certaine mobilité capricieuse de son rubato sont tributaires du folklore national, Chopin a doté l'harmonie d'enrichissements (modalité, chromatismes) qui font de lui le principal initiateur de l'évolution post-tonale jusqu'à Debussy en passant par Liszt et Wagner. C'est que sa pensée suit une démarche essentiellement linéaire, dérivée d'une constante auscultation du contrepoint de Bach. Delacroix relate : "Il m'a fait sentir ce que c'est qu'harmonie et contrepoint ; comme quoi la fugue est comme la logique pure en musique" (Journal, 7 avril 1849). En délaissant l'école et en assouplissant sur le plan pianistique cette linéarité reçue de l'ère baroque, Chopin marche en direction de la notion debussyste d'arabesque.

Sa production connaît-elle une évolution entre les Variations op. 2 sur Là ci darem la mano — saluées par Schumann comme l'œuvre inaugurale d'un génie — et l'ultime Sonate op. 65 pour piano et violoncelle ? Diverses réponses ont été proposées à cette interrogation. Ravel, quant à lui, élude élégamment le pensum en voyant dans la Barcarolle op. 60 "un épanouissement splendide". Le fait demeure que, passé 1840, on observe dans l'œuvre du maître un élargissement des dimensions, une complexité croissante de la forme allant de pair avec une interpénétration des genres : la 4e Ballade synthétise bien cette démarche. Les superpositions polymélodiques débouchent sur des mises en perspective dans l'écriture en imitation (canons, fugatos). Le chromatisme s'intensifie en direction de Tristan, alors que l'ornementation tend à s'intégrer davantage au discours mélodique, voire à se dissoudre dans le mélisme athématique. Des textures issues de l'improvisation entrent désormais dans l'architecture compositionnelle en tant qu'élément constitutif (Prélude op. 45 ; Fantaisie op. 49 ; Polonaise-Fantaisie op. 61). Dynamique, articulation et pédalisation sont notées avec un soin éloquent dans les manuscrits éditoriaux : tout en se défiant, apparemment, de l'incarnation "timbrique" de la partition, le compositeur accorde à ces facteurs un intérêt prémonitoire.

Chopin est le créateur de la Ballade instrumentale, ainsi que l'initiateur du Scherzo autonome, pièce à la fois dramatique et virtuose. Il élève progressivement au rang d'épopée nationale la Polonaise, héritée d'une tradition galante, et fait de la Mazurka une quintessence unique, quelque part entre nature et culture. "Les Mazurkas de Chopin sont le carnet de voyage de son âme à travers les territoires socio-politiques d'un monde de rêve sarmate", écrit Wilhelm von Lenz. Sous la plume du maître, le Nocturne, dérivé de la romance vocale et des pièces anémiques de John Field, se voit dramatisé au gré de sections contrastantes. Litotes inégalées, les vingt-quatre Préludes apparaissent comme le miroir concentrique de sa production ; les deux recueils de douze Études leur répondent en arrachant à l'instrument des moyens proprement inouïs : seul Debussy saura relever le défi dans la phase ultime de ses propres Études (dédiées à la mémoire de Chopin). Quant à l'héritage beethovénien de la Sonate, c'est dans le sens d'un poème funèbre (op. 35) qu'il s'oriente d'abord, pour embrasser finalement une dimension cyclique (op. 65 pour piano et violoncelle).

Aristocratique par essence, la musique de Chopin a toujours rencontré une vaste audience (parfois à la faveur de mésinterprétations ou de pseudo-traditions, il est vrai). Tout en plongeant racine largement dans le sol polonais, elle n'en concerne pas moins les peuples du monde. Ce ne sont là des paradoxes qu'en apparence. Tour à tour épique, lyrique, dramatique, élégiaque ou simplement joueuse et séduisante, l'œuvre de Chopin dépasse depuis longtemps les contingences ethnologiques et sociologiques à la faveur de son universalité. Fleuron artistique de la culture franco-polonaise, elle n'en est pas moins partie intégrante du patrimoine de l'humanité. Au lendemain d'un de ses rares concerts parisiens (1841), Chopin recevait l'hommage épistolaire d'un admirateur, le marquis de Custine : "Quand je vous écoute, je me crois toujours seul avec vous". Tel demeure, entre autres, l'un des privilèges de cette musique qui, à chaque instant, s'adresse à chaque individu - et le transcende.

Jean-Jacques Eigeldinger
professeur à l'université de Genève

Source: Commemorations Collection 1999

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