Page d'histoire : Début de la rédaction de l'Histoire de Gil Blas de Santillane 1715

L'Histoire de Gil Blas de Santillane est le roman le plus lu et le plus célèbre de Lesage (1668-1747). Lorsque le premier volume paraît en 1715, l’écrivain est déjà reconnu comme romancier (Le Diable boiteux a connu un immense succès en 1707) et comme dramaturge, d’abord pour la Comédie-Française (Turcaret a été représenté en 1709) puis pour les théâtres de la Foire, avec lesquels il collabore pendant plus de vingt ans.

Gil Blas relate à la première personne, et en six livres, les aventures d’un jeune garçon sur les routes d’Espagne, en quête d’une condition. Après quelques mésaventures qui lui font découvrir les périls encourus par un jeune homme trop naïf, il adopte la condition de valet et sert différents maîtres : chanoine, médecin, voleur de grand chemin, petit maître, comédienne, aristocrates. À la fin du roman, Gil Blas est l’intendant d’un jeune noble dont il a favorisé le mariage et se trouve fort satisfait de sa situation. Si les différentes sociétés que découvre le jeune homme sont l’occasion de tableaux satiriques, l’intérêt du roman repose surtout sur le statut étrange de son personnage principal, ni héros ni anti-héros, semblant traverser le monde sans le comprendre et se satisfaire de conditions qu’il endosse comme autant de rôles dans une vaste comédie.

Lesage emprunte tout à la fois à la veine picaresque espagnole et au roman comique français pour composer un roman-mémoires, genre alors à la mode, dont l’originalité repose sur le regard ironique que porte le narrateur sur la naïveté du jeune homme qu’il était, épris de rêves chevaleresques et incapable de déceler les pièges d’un monde gouverné par les faux-semblants. Le roman se nourrit de l’expérience de traducteur et de dramaturge de son auteur. Lesage s’inspire en effet de diverses sources espagnoles, en particulier Marcos de Obregón de Vicente Espinel, mais aussi de scénarios de comedias espagnoles ou de souvenirs de Don Quichotte, pour composer un roman d’un nouveau genre qui exhibe volontiers son caractère livresque (Marcos de Obregón devient un personnage que Gil Blas rencontre) dans une perspective critique et parodique.

Fort du succès du roman de 1715, Lesage lui donnera deux suites. La première paraît en 1724 et conduit Gil Blas à la Cour où il découvre les compromissions du pouvoir qui le conduisent jusqu’en prison. En 1735, Lesage renoue une dernière fois avec son personnage, qui accompagne la disgrâce du comte-duc d’Olivarès, Premier ministre de Philippe IV d’Espagne, se voit doté de lettres de noblesse et d’un château, où il termine sa vie avec sa nouvelle épouse. Si l’ironie n’a pas complètement disparu de ces derniers volumes, le narrateur s’apprêtant, par exemple, à passer ses vieux jours auprès des deux enfants « dont il croit pieusement être le père », le ton se fait plus moralisateur et la distance entre le narrateur et le personnage, qui faisait tout le sel comique et critique du roman de 1715, disparaît pour laisser placer à une forme de conformisme moral et politique.

Rien de tel dans le roman que nous commémorons cette année, dont l’humour mérite d’être redécouvert dans toute sa profondeur : Lesage propose un roman foncièrement novateur dans le paysage de la première moitié du XVIIIe siècle, tant par le point de vue qu’il adopte sur le monde et sur son personnage que par le jeu virtuose avec les formes et les genres littéraires.

 

Christelle Bahier-Porte
maître de conférences
université Jean-Monnet, Saint-Étienne

Source: Commemorations Collection 2015

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