Page d'histoire : Traité de Turin mars-mai 1860

L’Italie reconnaissante
Sculpture allégorique de la France et de l’Italie par Vicenzo Vela
Compiègne, musée national du château
© RMN/D. Arnaudet
 

C’est au cours de l’entrevue de Plombières, les 21 et 22 juillet 1858, que Napoléon III et le Premier ministre piémontais, le comte de Cavour, évoquant la possibilité d’une alliance franco-sarde dirigée contre l’Autriche, ont abordé pour la première fois la question du rattachement à la France du comté de Nice et de la Savoie. L’empereur promettait verbalement d’envoyer 200 000 hommes en Italie pour en chasser les Autrichiens et se disait favorable à l’annexion par le Piémont de la Lombardie et de la Vénétie, ce qui aurait pour effet de placer Victor-Emmanuel à la tête d’un « grand » royaume d’Italie du Nord, grossi des duchés de Parme et de Modène, voire de la Romagne pontificale. Le reste de l’Italie serait partagé entre trois États – États de l’Église, royaume d’Italie centrale, royaume de Naples – regroupés avec le premier dans une Confédération italienne présidée par le pape. En échange des services rendus, la France recevrait la Savoie et Nice.

Une seconde étape fut franchie avec la signature du traité franco-sarde du 26 janvier 1859. Ce document stipulait qu’une « alliance offensive et défensive » serait conclue entre les deux souverains dans le cas où « par suite d’un acte agressif de l’Autriche la guerre viendrait à éclater ». On précisait (art. 2) que le but de l’alliance était d’affranchir l’Italie de l’occupation autrichienne et de créer, « pour satisfaire aux vœux des populations, un royaume de la Haute Italie de onze millions d’habitants ». Quant à l’article 3, il énonçait clairement qu’« au nom du même principe, le duché de Savoie et la province de Nice seraient réunis à la France ».

Il aurait fallu pour cela qu’après avoir honoré ses engagements et battu l’armée autrichienne à Magenta et à Solferino, Napoléon III ne renonçât point à poursuivre la guerre de façon à satisfaire les promesses faites au gouvernement piémontais, lequel dut se contenter de la cession de la Lombardie, avec pour conséquence de provoquer la démission et la colère de Cavour. « Votre empereur m’a déshonoré, déclare-t-il à Pietri. […]. Mais je vous le dis, cette paix ne se fera pas ! Ce traité ne s’exécutera pas, je prendrai par une main Solaro della Margherita, par l’autre Mazzini, s’il le faut. Je me ferai conspirateur. Je me ferai révolutionnaire. Mais ce traité ne s’exécutera pas ». Napoléon III n’avait pas besoin qu’on lui mette les points sur les i : de passage à Milan, où il fut acclamé par la population en tant que libérateur, il déclara au roi : « Votre gouvernement me paiera les dépenses de guerre, et nous ne penserons plus à Nice et à la Savoie. »

Était-ce mauvaise conscience, pour ne pas avoir tenu parole, ou regret de ne pas avoir poussé les frontières méridionales de la France jusqu’à leurs limites « naturelles », donnant ainsi satisfaction aux partisans savoisiens et niçois du rattachement à la France, ou encore sentiment de ne pouvoir arrêter le processus d’émancipation et d’unification de l’Italie centrale, qui amenèrent Napoléon III à effectuer un nouveau volte-face et à donner le feu vert à Turin pour l’annexion de la Toscane, des duchés et des légations pontificales. Pour faire connaître aux Italiens, mais aussi au pape et aux autres souverains européens la nouvelle orientation de sa politique, l’empereur fit paraître, sous la signature de La Guerronnière, directeur de la librairie impériale, une brochure intitulée Le Pape et le Congrès dans laquelle, traitant de l’éventuel démembrement de l’État pontifical, il était dit que toute perte du pouvoir temporel ne pouvait que bénéficier au pouvoir spirituel du pontife. C’était indiquer au Piémont qu’il pouvait annexer l’Italie centrale et Cavour, qui venait de retrouver son poste de Premier ministre, ne s’y trompa pas. « Je pardonne à l’empereur, dira-t-il, la paix de Villafranca, il vient de rendre à l’Italie un plus grand service que la victoire de Solferino ».

Mais à ces concessions décisives, Napoléon III apporta une réserve. Si la France, en mettant fin à la campagne de 1859 avant d’avoir donné la Vénétie au Piémont, avait renoncé à Nice et à la Savoie, garanties réclamées pour sa sûreté contre la création d’un grand État sur sa frontière du sud-est, l’extension du royaume sarde jusqu’à l’Adriatique, par Florence et Bologne, ne justifiait-elle pas un retour de l’empereur à cette politique des garanties, consacrées par les traités ? Dans une dépêche datée du 24 février 1860, le nouveau ministre des Affaires étrangères Thouvenel exposa clairement la position du gouvernement français : il ne pourrait laisser libre action à son homologue piémontais que si celui-ci se conformait entièrement aux dispositions du traité de janvier 1859, désormais applicable de plein droit, puisque le Piémont « réalisait les annexions prévues et ne pouvait s’opposer au puissant mouvement qui portait Nice et la Savoie vers la France ».

Le 1er mars, l’empereur exposa lui-même aux députés, à l’occasion du discours du trône, qu’en présence de cette transformation de l’Italie du Nord, qui donne à un État puissant tous les passages des Alpes, il était de son devoir, pour la sûreté de nos frontières, « de réclamer les versants français des montagnes ». Cavour ne chercha pas à biaiser. Il ne formulait qu’une seule réserve qui était celle du consentement des populations. Les deux protagonistes se déclaraient donc prêts à conclure un accord, et à le faire vite pour empêcher que l’opposition de la Suisse (à propos de la neutralité du Chablais et du Faucigny) et de l’Angleterre ne vienne faire capoter la négociation. S’y ajoutait, côté italien, la résistance des adversaires du Premier ministre, hostiles à la cession de Nice et de la Savoie, tandis que Cavour se disait lui-même déchiré par la séparation de deux provinces dont l’une avait été le berceau de la monarchie piémontaise.

Victor-Emmanuel ayant donné son assentiment, il restait à déterminer une procédure simple pour concrétiser l’accord entre les deux puissances. Thouvenel proposa celle de l’échange de lettres, renouvellement de la procédure utilisée en 1859, en prenant pour base le projet de texte qu’il avait lui-même élaboré et dont Cavour accepta la teneur, à la seule condition d’obtenir le quitus des Chambres. En contresignant un traité portant modification du territoire national, il commettrait, dira-t-il, un acte hautement anticonstitutionnel. « Je n’entends pas, pour cela, déchirer le Statut et me passer du Parlement ».

Le 11 mars 1860, le projet était arrêté et paraphé. Le roi le signa le lendemain avec le contreseing de son Premier ministre. Porté à Paris, il fut signé deux jours plus tard par Napoléon III et par Thouvenel. Il ne s’agissait encore que d’un acte secret dont les deux gouvernements souhaitaient qu’il devînt définitif et public. Il fallut pour cela qu’une négociation eût lieu à Turin quelques jours plus tard entre Cavour et Benedetti, directeur des affaires politiques au Quai d’Orsay. Elle fut brève mais serrée. Le 24, le texte du traité était arrêté, les dernières modifications approuvées par télégrammes de Thouvenel, l’acte signé.

Le traité de Turin, dont la ratification par les chambres piémontaises aura lieu le 29 mai, devait encore être approuvé par les populations concernées. La question posée aux électeurs les 15 et 22 avril était la suivante : « La Savoie [ou l’arrondissement de Nice] veut-elle être réunie à la France ? » À Nice, le rattachement fut approuvé par 25 743 « oui » contre 160 ; en Savoie, par 130 933 voix contre 235. Un triomphe dont on oublie trop souvent en France qu’on le doit – conséquence de l’issue désastreuse de la guerre franco-prussienne de 1870 – à Napoléon III et à sa politique des nationalités.

Pierre Milza
historien professeur émérite à Sciences-Po Paris

Pour aller plus loin...

Les Archives départementales des Alpes-Maritimes ont publié en 2015 Fixer et franchir la frontière : Alpes-Maritimes, 1760-1947.

Source: Commemorations Collection 2010

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