Page d'histoire : Alain Mortagne-au-Perche (Orne), 3 mars 1868 – Le Vésinet (Yvelines), 2 juin 1951

Alain dans sa classe au lycée Henri-IV à Paris en 1932, photographie non signée, Mortagne-au-Perche (Orne), Association des Amis du musée Alain et de Mortagne.

Tel Ulysse prétendant s’appeler Personne pour échapper à l’oeil du Cyclope, Émile Chartier aura choisi de s’appeler Alain. Ce pseudonyme, qui lui servit dans un premier temps à signer ses « Propos d’un Normand » dans La Dépêche de Rouen, finit par devenir son nom. Ce simple prénom, « Alain », exprime à la fois le vœu modeste de n’exister que par la philosophie, de s’y effacer, et le désir grandiose de se rebaptiser par elle, de s’y faire un nom. Humilité et grandeur, deux versants apparemment contradictoires, en réalité complémentaires, de celui que ses élèves surnommaient à leur tour « l’Homme ».

C’est que « l’esprit, comme l’écrit Alain, est un grand voleur ». Par là, il ne faisait pas l’éloge du masque ou du plagiat mais des humanités, qui nous forment par imitation des grands, philosophes ou écrivains, que la reconnaissance publique et la justice immanente à la tradition désignent comme notre héritage commun.

Cette méthode d’admiration et d’imitation, qui consiste à chercher le vrai dans le beau, aura été à la fois une règle éthique personnelle et un principe éducatif. Alain est indissociablement un philosophe et un professeur de philosophie, professeur parce que philosophe, obéissant à une générosité intellectuelle jamais démentie. Comprendre, affirmait-il, c’est égaler. Cette promesse démocratique pourrait étonner dans la bouche d’un professeur de khâgne, il n’aura pourtant cessé de la tenir, en radical-socialiste animateur d’université populaire ou en auteur de livres destinés à des non-spécialistes, Éléments de philosophie, Abrégé pour les aveugles ou ses fameux Propos, publiés d’abord dans la presse avant d’être rassemblés en volumes. Alain écrit à la fois pour ses élèves et pour « l’honnête homme ». Cet idéal humaniste se déploie sur fond d’exigence, dans une lignée toute cartésienne, où l’universalité de la vérité a pour corrélat une égalité dans la difficulté d’y accéder. Atteindre au simple n’est pas facile, et les introductions remarquables de clarté qu’Alain a consacrées à Spinoza, Descartes, Platon, Hegel ou Comte, ont pour point commun de nous éclairer sur les difficultés propres à ces auteurs, sans les aplanir.

Amoureux des arts, et pratiquant la musique, Alain a développé tout au long de sa vie une réflexion esthétique allant de l’analyse des œuvres de Stendhal, Balzac ou Dickens à une théorie générale qui trouvera son expression la plus développée dans son Système des beaux-arts, où le mot « système » est à prendre au sens originel, qui dit la solidarité des arts entre eux et la nécessité de les considérer comme sortant les uns des autres, se distinguant les uns des autres, se séparant entre arts du corps (chant, danse, etc.) et arts de l’objet (dessin, peinture, sculpture, etc.), mais tous étant des « effets des mouvements du corps humain », unis sous le but commun de nous apprendre à gouverner nos passions, de nous humaniser, en un mot de nous apprendre à percevoir toujours mieux ce monde où nous sommes à la fois rien, un objet parmi d’autres, et tout, un esprit capable de lui donner sens.

Cette idée cartésienne d’une séparation stricte entre la nécessité naturelle et la liberté humaine, autrement dit entre cet univers qui « ne nous a rien promis » et l’esprit capable de le penser, et donc de lui résister, est la colonne vertébrale de la vie et de l’œuvre d’Alain. Élève de Jules Lagneau, Alain aura gardé de son maître une noblesse d’esprit acceptant l’inévitable solitude de la pensée, et une exigence morale d’abord tournée vers soi-même. La vraie morale consiste pour Alain, comme pour Pascal, à s’appliquer à bien penser. Mais Alain, qui avait l’allure, selon ses élèves, d’un officier de cavalerie plutôt que d’un professeur de lycée, se sera également appliqué à bien vivre, à mener à la fois une vie riche en amitiés, et cohérente avec sa pensée, selon l’idéal socratique. C’est ainsi que, alors qu’il est pacifiste, ou plutôt parce qu’il est pacifiste, il s’engage comme soldat dans la guerre de 14 à l’âge de quarante-sept ans, refusant la double dispense que lui valent son âge et son statut d’enseignant normalien, et ne cédant à personne la charge du devoir, une fois épuisées les ressources de la raison. Il revient en colère de ce massacre où ont péri tant de ses élèves, et livre ses deux ouvrages les plus étonnants : Mars, ou la Guerre jugée et Souvenirs de guerre, étonnants par la froideur clinique avec laquelle le philosophe démonte les rouages de l’horreur, et par l’intelligence épique de la nature profonde de cette guerre qu’il ne se contente pas de dénoncer mais dont il parvient à expliquer les séductions irrésistibles : « L’homme était beau à voir dans la guerre », écrit-il. Et comment résister à la beauté ? N’est-elle pas toujours le signe du vrai ? À cette question, il faut répondre de sa vie. Pour sa part, cet homme, ce professeur, ce soldat, ce philosophe du nom d’Alain a témoigné par toutes les facettes de son existence que « la philosophie est bien une éthique et non une vaine curiosité ».

Ollivier Pourriol,
ENS Ulm, agrégé de philosophie

Source: Commemorations Collection 2018

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