Page d'histoire : Antoine de Saint-Exupéry Lyon, 29 juin 1900 - au-dessus de la Méditerranée, 31 juillet 1944

Antoine de Saint-Exupéry, s.d.

Établi dans la gloire presque dès le début, tel le voyons-nous de son vivant, comblé, installé dans l'assurance de son destin d'à présent : écrivain immensément connu, héros de guerre et de paix à jamais dans l'histoire et dans l'adulation des peuples. Né aristocrate, il a une famille, des alliances. On a tendance à croire que, pour lui, les choses sont allées d'emblée.

Eh bien, non ! Il s'obstinera longuement et âprement pour obtenir un poste de navigant dans une société commerciale civile, exigeante, rigoureuse, la société des avions Latécoère qui deviendra l'Aéropostale, où les pilotes, s'ils veulent réussir, doivent être des colosses de discipline, d'audace et de valeur, rompus au travail et à l'abnégation, presque des saints laïcs.

Ce n'est pas quand il était chef d'escale à Cap Juby que je l'ai connu, mais en 1943, à Laghouat, dans le sud algérien. D'Amérique, il rejoignait son ancien groupe, le II/33, avec lequel il avait combattu en 1940. D'où son livre, Pilote de Guerre. A la défaite, il avait rallié l'Afrique du Nord, et, après mûre réflexion, New York. Soudain, plus de deux ans après, il tombait chez nous comme de la lune, en pleine nuit. On l'installa à l'hôtel Transat où je logeais moi-même. Le lendemain matin, toute l'oasis savait qu'il était là. Il ressemblait à un vieil archange à qui le ciel ne suffisait pas, embarrassé sur terre par de belles valises de cuir, et qui fumait des cigarettes Camel dont nous avions presque perdu le souvenir. Aussitôt il offrit un méchoui aux siens. J'appartenais au groupe d'à côté, le II/36. Nous n'étions pas ses proches, nous ne fûmes donc pas invités. J'en eus de la peine.

Je le vis cependant le lendemain. Nous nous parlâmes à cœur ouvert. Je lui offris mes poèmes qui venaient d'être publiés, Prières pour des pilotes, qui lui arrachèrent des larmes, ce qui me bouleversa, car je n'étais rien encore, et lui c'était l'auteur de Vol de Nuit, de Terre des Hommes, de Lettre à un otage et d'un conte de fées qui venait de sortir chez Brentano's, et dont il se montrait fort inquiet : Le Petit Prince, qu'il me donna à lire, et dont je sortis rêveur, béat, ce qui m'aida à considérer son auteur encore plus comme dans l'au-delà. C'était un homme immense, un novateur, un découvreur. Il m'avait appris le ciel comme Conrad avait appris la mer à ses contemporains. Je lui devais d'avoir voulu écrire sur les hommes volants. Il me témoigna beaucoup d'attention au point que je ne le quittai guère, et, lorsque de Tunis on l'appela, je l'accompagnai au terrain de sable où étaient nos Potez 63/11 et les Bloch 175 de son groupe. On ne pensait pas à photographier en ce temps-là, quel dommage pour moi ! On n'avait pas de quoi, on manquait d'à peu près tout. Nous le fourrâmes dans une combinaison de vol, je lui tendis la précieuse mallette verte où il serrait le manuscrit de Citadelle.

Comme j'avais de la peine à le voir s'en aller, je sautai dans un Simoun, notre avion de liaison d'alors, pour le suivre un peu plus longtemps, mais quand j'arrivai à Djelfa, sa première escale, il s'y était déjà posé en fauchant son train d'atterrissage, et était reparti avec un autre avion. Le destin nous sépara. Son groupe se transforma sur des avions américains rapides monoplaces, mais, dans les états-majors, on ne voulait pas de lui. Gavoille l'aida beaucoup, mais ce fut grâce aux interventions du colonel Chassin, qui l'admirait, et d'un général américain, qu'il put être autorisé à exécuter cinq missions sur le fameux Lightning. On connaît la suite.

Quand on appartient à un grand corps d'État comme l'armée, et qu'on dépasse sa condition par les dons de l'esprit, la difficulté est de se faire admettre dans l'estime de ses pairs. Et quand on a appartenu à l'Aéropostale puis à Air France, on est détesté par la majorité des pilotes de ligne. Beaucoup tenaient Saint-Exupéry pour un pilote médiocre qui ne devait sa célébrité qu'à son courage et au favoritisme. De Gaulle, qui venait d'arracher le gouvernement provisoire de la France au général Giraud, le détestait parce qu'il n'avait pas rejoint Londres et fit même interdire la vente de ses livres à Alger. Saint-Exupéry en souffrit mais ne s'inclina pas. Il dut toujours supporter les camarades qui ne l'aimaient pas et les médiocres qui le calomniaient. Quant à l'Alger d'alors, il l'appelait "la poubelle des continents".

Cela contribua à noircir la vision qu'il avait de l'avenir de la France. Bourrelé de doutes et de vagues de remords, il souffrait du peu d'amitié qu'il sentait hors de son entourage proche ; tout pesait sur lui et il avait conscience qu'il vivait ses derniers jours. L'amour non plus ne l'aida pas, qu'il avait cherché toute sa vie et ne trouva jamais. Louise de Vilmorin, qu'il poursuivit désespérément d'une ardeur amoureuse, ne répondit jamais à ses sentiments. Quand, longtemps après sa disparition, j'interrogeai Louise à ce sujet : "à l'époque, me dit-elle, j'avais dix fiancés, je n'allais pas partager ma vie avec lui que je considérais comme un gentil cousin, un brave mécano". Même ses premiers livres ne la firent pas changer d'avis, futile comme elle était alors, et, attirée seulement par ce qui brillait.

L'eût-elle aimé que je me demande s'il l'aurait supportée ? Séparé de tout, il rêvait du temps où il défrichait la Patagonie avec des camarades qui ne pouvaient pas se passer les uns des autres. À New York, Anne Morrow-Lindberg, la femme du vainqueur de l'Atlantique Nord, fut à peu près la seule à deviner sa tristesse profonde, inguérissable, pareille à un cancer des os. À Tunis, une voyante lui annonça une fin prochaine "dans les vagues de la mer". Il crut qu'elle l'avait pris pour un marin.

En 1944, il réussit quand même à franchir tous les obstacles et à rejoindre le terrain de Borgo, un peu au sud de Bastia, en Corse, où son escadrille avait installé sa base. C'est là qu'il égrena une à une les fameuses missions sur Lightning qui lui avaient été accordées par faveur extrême. Il aurait dû être heureux. Il était parmi les siens, on l'aimait, on veillait sur lui. De temps à autre, il participait à de petites virées, le soir, avec des filles, dans les guinguettes des environs. La veille de sa disparition, dans la nuit, il écrivait à un ami : "Si je suis descendu, je ne regrette absolument rien...", pendant qu'en Amérique Anne Morrow-Lindberg notait dans ses carnets : "Il va trouver sa place, un lit paisible dans quelque cimetière d'Afrique du Nord... On l'enverra là où il veut aller : à la mort...".

L'avion Lightning sur quoi il accomplit sa dernière mission de reconnaissance sur la France fut sa croix. Là où il est, son âme immense possède à présent en surabondance l'admiration des hommes et la gloire infinie des étoiles.

Jules Roy
Le comité de rédaction a choisi de reproduire ce beau texte écrit, en 1994, par Jules Roy pour la brochure des célébrations nationales, à l'occasion du 50e anniversaire de la disparition de Saint-Exupéry.

Source: Commemorations Collection 2000

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