Page d'histoire : Jean-Paul-Charles-Eymard Sartre Paris, 21 juin 1905 - Paris, 15 avril 1980

Jean-Paul Sartre, « trombinoscope » de l’ENS, 1924
bibliothèque des lettres de l’ENS
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« Veilleur de nuit présent sur tous les fronts de l’intelligence » (selon le mot d’Audiberti), Sartre a sans doute été durant le siècle passé, comme le disait François Mauriac, le contemporain capital, celui que l’on rencontre à tous les carrefours de la culture. Voué inlassablement à l’écriture dès son enfance, idéologiquement créateur, il présente cet exemple unique d’un homme qui a construit à la fois une grande œuvre littéraire et une grande œuvre philosophique, à partir de son existence personnelle et sous le signe de la liberté. Toute l’œuvre dans sa diversité est marquée par cette cohérence, sans qu’on puisse parler de système. Sartre a pratiqué presque tous les modes d’écriture : fiction, philosophie, théâtre, biographie, autobiographie, essais en tous genres, journal et carnets, journalisme, correspondance…, et il s’est engagé avec force et conviction dans les grands débats de son temps. Sur un plan général, la comparaison avec Voltaire (suggérée par le général de Gaulle) ou avec Victor Hugo n’est pas incongrue.

Son père, officier de marine, étant mort prématurément, Sartre est élevé par sa mère et son grand-père, qui fait partie de la famille Schweitzer. Pendant ses années d’études au lycée Henri-IV, puis à l’École normale supérieure, Sartre se lie avec ses « petits camarades » Paul Nizan et Raymond Aron (1) et il croise Maurice Merleau-Ponty (2). En 1929, il fait la rencontre capitale de Simone de Beauvoir et il sort premier de l’agrégation de philosophie. Par la suite, il constitue autour de lui et de Beauvoir une « famille », dont feront partie les sœurs Kosakiewicz, Jacques-Laurent Bost, Michelle Vian, Arlette Elkaïm (qui deviendra sa fille adoptive) et d’autres.
Mobilisé en septembre 1939, il est fait prisonnier en juin 1940. À son retour de captivité, il fonde le groupe « Socialisme et Liberté » et s’engage dans la résistance intellectuelle. Plus tard, à la recherche d’une troisième voie entre gaullisme et communisme, il lance un parti, le « Rassemblement démocratique révolutionnaire », qui n’aura guère de succès. Dans les années quarante, il est proche d’Albert Camus avec lequel, sous le coup de la guerre froide, il rompt en 1952 d’une façon fracassante, avant de se séparer aussi de Merleau-Ponty. En 1958, il s’oppose à la venue au pouvoir du général de Gaulle et il dénonce la torture en Algérie. En 1961, il signe le Manifeste des 121 et, en 1964, peu après avoir publié Les Mots, il refuse le prix Nobel de littérature. En 1968, il prend part aux événements de mai et, pendant quelque temps, il encourage les mouvements gauchistes. Ses dernières années sont marquées par une cécité croissante et par la maladie ; il ne peut plus alors s’exprimer que par interviews. Sa mort, causée par un œdème pulmonaire, survient le 15 avril 1980 ; son convoi funèbre est suivi dans Paris par 50 000 personnes.

Plusieurs volumes importants, en particulier les Carnets de la drôle de guerre et la correspondance avec Simone de Beauvoir, sans compter le court mais précieux Vérité et Existence, sont publiés après sa mort. De virulentes attaques se font jour, reprochant répétitivement à Sartre des « erreurs » politiques. Sartre reste, cependant, l’auteur français le plus étudié et le plus commenté de notre époque. Roland Barthes disait qu’il fallait prendre « le wagon Sartre » et, tout récemment, des écrivains comme Bernard-Henri Lévy, Jacques Derrida, Julia Kristeva, Alain Robbe-Grillet, Philippe Sollers ont dit l’intérêt qu’ils portaient à son œuvre.

Un bon nombre de textes de Sartre sont devenus des classiques : en littérature, La Nausée, Le Mur, Les Mots ; en philosophie, La Transcendance de l’ego, L’Être et le Néant et Critique de la raison dialectique. Huis clos connaît un succès exceptionnel et a été mis en scène des milliers de fois, alors que des pièces comme Les Mouches et Les Mains sales sont souvent reprises ; la mise en scène de Daniel Mesguich a montré la grande force théâtrale du Diable et le Bon Dieu, et on pourra découvrir dans la prochaine édition Pléiade du théâtre le mystère de Noël, Bariona, que Sartre a composé pendant sa captivité en Allemagne. L’étude sur Flaubert, L’Idiot de la famille, est d’une grande richesse, mais reste à cause de ses dimensions un continent à explorer. Réservons une mention spéciale pour le conte de fées, « Le Chasseur d’âmes », que Sartre a inséré dans son roman de jeunesse, Une défaite.

On peut, en simplifiant, distinguer trois grandes périodes dans l’évolution de Sartre. Jusqu’en 1939, il se voit comme l’homme seul, dans sa liberté, dans son existence face aux choses et aux images. Influencé par Husserl et Heidegger, il découvre la phénoménologie, mais, suivant la tradition française et profitant du côté existentiel du français (visible, par exemple, dans la forte différence grammaticale entre personne et objet), il l’adapte en une philosophie plus publique et plus ouverte, l’existentialisme. Il met alors l’accent sur l’existence individuelle, considérée comme irréductible, sur la réalité humaine, et sur le vécu, ici et maintenant.

À partir de 1939 et jusqu’en 1968, Sartre aborde les problèmes de l’individu face au groupe, et proclame la nécessité de l’engagement : « Il faut faire quelque chose de ce que les autres ont fait de nous. » Durant cette période, que l’on peut définir comme celle de l’égalité, il devient mondialement le représentant de l’existentialisme français, et entreprend une série de voyages, d’abord aux États-Unis, puis en U.R.S.S., en Chine, au Brésil, au Japon, au Proche-Orient, etc. Il prend des positions de plus en plus politiques et en vient même, de 1952 à 1956, à côtoyer les positions du parti communiste, pour les rejeter ensuite sans hésitation. Il lit Marx et Freud, il écrit des biographies (Baudelaire, Genet, Mallarmé) et commence en même temps son étude sur Flaubert et son auto-biographie. Il s’oppose énergiquement aux guerres d’Indochine, d’Algérie et du Vietnam. Chez lui, l’engagement devient une tâche permanente qu’il assume avec tous les instruments traditionnels de la protestation : manifestes, appels, pétitions, déclarations publiques, manifestations de rue.

À partir de 1968, apparaît chez lui une philosophie de la fraternité qui se confirme dans ses derniers entretiens avec Benny Lévy, L’Espoir maintenant, mais qui reste en grande partie inarticulée. Ainsi, Sartre aura suivi l’évolution qui est inscrite dans la devise de la République française : Liberté, Égalité, Fraternité.

Son existentialisme est une esthétique-philosophie de mouvement, pour temps de crise, qui a des points en commun avec le baroque, le romantisme et aujourd’hui le postmoderne, et qui s’oppose ainsi aux périodes d’ordre que sont le classicisme et le structuralisme. Il ne se départit pas d’un pessimisme profond : « Nous sommes des sous-hommes à la recherche de notre humanité », dit-il. Ce pessimisme, cependant, n’exclut pas le réalisme (par exemple celui de la fameuse phrase « L’Enfer, c’est les autres ») et laisse place à l’espoir. En témoignent son activisme incessant en faveur des droits humains, ses textes sur la question juive, la négritude (Orphée noir), la décolonisation, le Tiers-Monde, la question basque, la politique, etc. D’autre part, sa collaboration avec Simone de Beauvoir le met en relation avec le mouvement des femmes.

En 2005, une grande exposition à la Bibliothèque nationale de France et une quinzaine de colloques, en France et à l’étranger, tenteront de faire le point, sur l’apport historique de Sartre et de discerner quelles sont les perspectives que son œuvre nous offre pour mieux comprendre notre postmodernité (3).

Michel Rybalka
professeur émérite Washington University – Saint-Louis
rédacteur en chef de l’Année sartrienne

1. Qui font eux aussi en 2005 l’objet d’articles dans la brochure,voir p. 87-88 et p. 91-92.
2. Voir la mention, p. 239.
3. Ces activités, relayées sur le site du ministère de la Culture et de la Communication,seront annoncées sur le site :
www.jpsartre.or

Source: Commemorations Collection 2005

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