Page d'histoire : Alfred de Vigny Loches (Indre-et-Loire), 27 mars 1797 - Paris, 17 septembre 1863

On ne posera aucun habit d’uniforme sur le cercueil, dans le convoi,  mais seulement  ma  croix  d’officier  de  la  Légion d’honneur et une de mes épées : celle que je portais aux cérémonies de l’Institut », note Vigny en mai 1863 : de la même façon qu’il a accepté de fixer son image sous l’objectif de photographes comme Nadar, il parachève pour la postérité sa propre statue.

Sans uniforme donc, mais avec la croix de la Légion d’honneur et l’épée d’académicien : symbole bicéphale de la fusion de la vie militaire dans la vie intellectuelle, de l’action dans la rêverie créatrice du Poète. Ainsi représente-t-il la destinée d’un descendant de familles d’officiers, nourri de récits d’Ancien Régime autant que de polémiques philosophiques : entré dans son époque à la manière d’un Chateaubriand ou d’un Tocqueville avec un sentiment de discordance entre sa naissance et le temps, désenchanté par les tentatives de restauration monarchique, déçu dans ses espoirs d’héroïsme militaire par presque treize ans d’arrière-gardes, il se décrit conquérant une autre gloire lorsque, « mettant sur le cimier doré du Gentilhomme une plume de fer », il embrassa comme une mission la carrière des lettres à l’aube du romantisme militant : avec Hugo il en incarne l’un des chefs de file. Héraut irréductible et farouchement indépendant – jusqu’à la tentation de la retraite –, il défendit les idéaux esthétiques et les questionnements éthiques d’une génération appelée à repenser une histoire collective successivement rompue sous le couperet de la guillotine, désorientée par l’effondrement de la geste napoléonienne et remise en question par une instabilité politique chronique.

De fait promu défenseur de la poésie, en qui Gautier voit « réalis[é] l’idéal qu’on se forme d’un poète » et Proust « le plus grand poète du XIXe siècle » avec Baudelaire ; reconnu protecteur des poètes, à l’égard desquels Leconte de Lisle évoque « sa bienveillance charmante et inépuisable », revendiquant, comme Balzac, le droit pour les auteurs à la « propriété littéraire », Vigny paraît aux yeux de ses contemporains avoir « été toute sa vie un soldat ». Si, pour Musset, il sembla se figer sous les  traits d’un « vieil ange » ou, pour Sainte-Beuve, se reclure dans une « tour d’ivoire », c’est l’image de l’ardent romantique que retient Flaubert pour qui  « il  avait  la   Foi !   Il traduisait du Shakespeare, engueulait le bourgeois, faisait  de  l’historique […]  on  a  beau  se moquer de tous ces gens-là,  ils  domi- neront encore tout ce qui les suivra ! »

Alfred de Vigny est l’unique survivant de quatre fils.  Par son père, capitaine d’infanterie blessé à la guerre de  Sept Ans et embarqué volontaire pour la guerre d ’indépendance américaine,  il  tient d’une souche beauce- ronne dépossédée  de ses terres par la Révolution ; par sa mère, dont la famille piémontaise anoblie en France au XVIe siècle connut les prisons révolutionnaires, il est allié aux Bougainville. De cette filiation, symbolisée par un petit manoir charentais hérité, il tire un vif sentiment de dignité solitaire qui le pousse, dans un désir de renouer des chaînes brisées, vers l’histoire et une réflexion sur le rapport au temps : non seulement son œuvre romanesque publiée s’apparente au roman historique, mais nombre de ses projets manifestent le besoin d’inscrire l’histoire per- sonnelle dans l’histoire collective pour retrouver une cohérence.

Porté par les récits paternels et la légende napoléonienne, le jeune Vigny, qui a rêvé d’École polytechnique pendant ses études, devient en 1814 lieutenant chez les gendarmes de la garde, l’une des « compagnies  rouges » composant la Maison du Roi. Le retour de Napoléon, la dissolution de sa compagnie sous la Restauration, des années de garnison contrecarrent son désir de « s’élever à la taille d’un soldat ». Il obtient sa mise en réforme pour raison de santé en 1827.

Sa vocation poétique s’est affirmée depuis 1820 : il est du premier cercle romantique et réunit ses poèmes en volume dès 1822 avant le succès d’Éloa. Il devient l’un des fers de lance de la révolution poétique des années 1820 au premier plan de la scène littéraire. En 1826 paraissent les Poèmes antiques et modernes et Cinq-Mars, qui fonde le genre du roman historique français, et connaît un immense succès. Suit Stello qui illustre le thème de l’incompatibilité de la poésie et du pouvoir politique ; puis Servitude et grandeur militaires figure le sacrifice du soldat. Pour le théâtre, où s’est déplacée la bataille qui oppose les classiques aux romantiques, il traduit Shakespeare, modèle de la dramaturgie moderne : il fait recevoir Roméo et Juliette à la Comédie-Française dès 1828. Il adapte Othello : la réussite de son More de Venise, avant Hernani, confirme la marche de la révolution dramatique initiée par Dumas avec Henri III et sa cour. Dans la foulée, il traduit Le Marchand de Venise, censuré. Il compose alors un drame historique : La Maréchale d’Ancre précède un proverbe à la manière du XVIIIe siècle, Quitte pour la peur, joué par Marie Dorval, sa maîtresse depuis deux ans. Pour elle, il écrit Chatterton, éclatant succès de 1835 – sans doute le plus grand que le romantisme ait connu au théâtre. Dans ce drame, qui met en scène le suicide d’un jeune poète anglais, il achève de fixer le type du « poète-misère », décliné dans la seconde moitié du siècle sous les traits du poète maudit ; à sa publication, une   importante préface-manifeste   expose   les   enjeux politiques et éthiques majeurs du drame moderne. 1837 ouvre une période de repli littéraire, sinon de création : les ébauches se multiplient, « esquisses qui font ses délices et au milieu desquelles il tire de rares tableaux ». Il compose lentement les onze poèmes du volume posthume des Destinées, tandis qu’autour de la figure de l’empereur Julien se constitue le roman inachevé Daphné. En 1845, après plusieurs tentatives, il accède à l’immortalité de l’Académie française.

Sophie Vanden Abeele
maître de conférences université Paris-Sorbonne

Voir Célébrations nationales 1997, p. 103

Source: Commemorations Collection 2013

Liens