Page d'histoire : Fondation de Sainte-Croix en Acadie Eté 1604

Carte de Samuel de Champlain des bâtiments de l’île Sainte-Croix, 1604

À l’été 1604, Pierre Dugua, sieur de Mons, lieutenant général du roi, accompagné de plusieurs gentilshommes, dont Samuel de Champlain, futur fondateur de Québec, et Jean de Biencourt dit Poutrincourt, futur seigneur de Port-Royal, d’artisans et de soldats, ainsi que d’un ministre et d’un prêtre, construit une habitation à multiples logis sur l’île Sainte-Croix en Acadie. Bien que cette installation soit abandonnée dès l’été suivant, Sainte-Croix est considérée comme le premier établissement européen à vocation permanente en Amérique du Nord.

Dans la très catholique province de Québec d’avant la Révolution -tranquille des années 1960, l’histoire n’a pas été très généreuse envers le huguenot Pierre Dugua. Ce gentilhomme saintongeais, qui a présidé à l’établissement de Français en Amérique du Nord et dont les deniers ont permis la création de la Nouvelle-France, est demeuré largement méconnu.

Depuis le début du XVIe siècle, les côtes atlantiques de l’Amérique du Nord étaient fréquentées par des pêcheurs bretons, basques, rochelais et d’autres nations, mais il n’y avait eu que de vaines et éphémères tentatives d’établissements permanents. À la toute fin du siècle, Pierre Dugua, à titre d’observateur et pour son plaisir, avait accompagné Pierre Chauvin à Tadoussac. Il avait pressenti les multiples possibilités qu’offrait ce nouveau continent, particulièrement en matière de revenus à tirer de la pêche et, espérait-il vivement, des mines. Pour lui, le meilleur moyen de réaliser ce rêve consistait à peupler ces contrées nouvelles. Encore fallait-il obtenir les droits d’exploitation et choisir le lieu d’établissement le plus favorable.

Le 31 octobre 1603, Pierre Dugua est nommé « vice-amiral et lieutenant général de toutes les mers, costes, isles … et autres terres à découvrir vers la dite province et région de Lacadie depuis les (sic) 40e jusqu’au 46e degré de latitude ». Quelques jours plus tard, le 8 novembre, il reçoit une commission du roi aux fins d’établir dans cette partie du monde la religion chrétienne et d’y introduire 100 personnes la première année et 50 par année les années suivantes pendant dix ans. En contrepartie, il reçoit le monopole du commerce des fourrures, ce qui soulève un tollé de la part des marchands de Rouen. Quelques mois plus tard, en février 1604, par l’entremise de ses partenaires Samuel Georges et Jean Macain, marchands de La Rochelle, il conclut une alliance de commerce avec les marchands de Rouen, de Saint-Malo et de Saint-Jean-de-Luz.

Le 7 mars 1604, les navires La Bonne Renommée, sous la conduite d’un vieux routier des mers, François du Pont Gravé, et le Don de Dieu, à bord duquel se trouvent Pierre Dugua, sieur de Mons, le responsable de l’expédition, Samuel de Champlain à titre de géographe et Jean de Biencourt, dit Poutrincourt, quittent le port du Havre à destination des côtes atlantiques de l’Amérique. Dès l’arrivée, au début du mois de mai, différentes explorations sont conduites à la recherche du lieu le plus propice pour s’établir. En juin, le choix de construire une résidence temporaire s’arrête sur l’îlot Sainte-Croix, facile à défendre et à fortifier. L’environnement paraît offrir plusieurs avantages : un bon mouillage pour les bateaux, du gibier en abondance, du bois pour la construction et le chauffage, des oiseaux en nombre incalculable et la présence, croit-on, de mines toutes proches. Cependant l’on n’a prévu ni la rigueur de l’hiver, ni les difficultés d’approvisionnement en eau potable, le puits sur l’île étant insuffisant pour les besoins.

Les travaux d’installation sur l’île Sainte-Croix sont conduits avec célérité. Dès la fin de juin, en dépit des moustiques, les arbres ont été abattus, une barricade a été élevée, une plate-forme pourvue d’un canon a été mise en place. Au nord de l’île, un fort, comprenant trois pavillons reliés par une palissade, est érigé ; le premier sert de magasin, le second est le logis du sieur de Monts sur lequel flotte la bannière de France et le troisième consiste en une maison publique où « l’on passait le temps durant la pluie ». D’autres logements sont construits sur le pourtour de l’île : pour quelques personnes de qualité, le curé, les Suisses, les charpentiers, différents artisans, ainsi qu’une forge et un four à pain. De l’autre côté de l’île, d’autres personnes de qualité, dont Champlain, se font aménager un logis par leurs serviteurs. Une chapelle et des jardins complètent cet espace d’habitation qui entoure une place décorée d’un arbre.

En cette année 1604 en Acadie, l’hiver arrive hâtif, le 6 octobre, et rude : l’établissement demeure pratiquement enfoui sous un mètre de neige jusqu’à la fin avril. Il fait si froid que les boissons gèlent et « l’on donnoit le cidre à la livre ». Le scorbut, causé par une carence en vitamines C, tue 35 des 79 hommes qui hivernent à Sainte-Croix. Fort de cette malheureuse expérience, l’été suivant, l’habitation est démembrée et transportée à Port-Royal que Poutrincourt s’est fait concéder.

À l’été 1605, Pierre Dugua retourne en France. Il ramène toutes sortes de curiosités ; un élan femelle de six mois, une écrevisse géante, un oiseau-mouche, un castor, un merle doré, des « massacres » impressionnants d’élan, des arcs aussi hauts qu’un homme, un canot en écorce de bouleau avec ses rames peintes. On retrouvera plusieurs de ces pièces à Poitiers, chez les frères Contant.

Pierre Dugua, le fondateur du premier établissement en Nouvelle-France, ne revint jamais dans la colonie qu’il avait créée à partir de ses fonds et de la dot de sa femme. Cependant, il garda un intérêt constant pour la colonie, même si sa participation financière aux différentes compagnies qui se succédèrent à la direction diminua constamment. D’une moitié de la première des cinq parts en 1604, il ne possède plus que le 1/28e dans la compagnie des De Caen en 1620. Au surplus, au moment de sa mort, le 22 février 1628, il n’avait pu récupérer qu’une infime partie des sommes qu’il avait investies.

Les fêtes de la célébration du 400e anniversaire de la Nouvelle-France se prêtent à différentes revendications de primauté. Les uns privilégient la fondation de Québec en 1608. Certains insistent sur la première alliance avec les Amérindiens en mai 1603. D’autres favorisent cet établissement à l’île Sainte-Croix en 1604, précurseur de celui de Port-Royal en 1605 et de la formation de l’Acadie. Au-delà de ces revendications, il faut surtout retenir ce mot d’un témoin de l’époque, Marc Lescarbot, à propos de l’œuvre d’ensemble : « si jamais quelque chose de bon réussit de la Nouvelle-France, la postérité en aura de l’obligation audit sieur de Monts auteur de ces choses ».

 

Jacques Mathieu
doyen de la faculté des lettres
université Laval (Canada)

Source: Commemorations Collection 2004

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