Page d'histoire : Anne de Bretagne Nantes, 25 janvier 1477 - Blois, 9 janvier 1514

Détail du tombeau de Louis XII et d'Anne de Bretagne (gisant de la reine), attribué aux frères Juste, originaires de Florence, 1515-1531
© Pascal Lemaître / Centre des monuments nationaux
Le transi est réalisé d'après le moulage à la cire du cadavre pendant l'embaumement

Jean Marot offrant son livre, Le Voyage de Gênes, à Anne de Bretagne
Enluminure de Jean Bourdichon, vers 1508
© Bibliothèque nationale de France
Le Voyage de Gênes, récit de la campagne victorieuse de Louis XII contres Gènes, fut composé par Jean Marot à l'intention de la reine Anne de Bretagne

Au curieux dont les yeux tomberaient sur la noticule consacrée à Anne de Bretagne dans son petit dictionnaire usuel, on apprend que cette princesse eut comme seule vertu d’apporter en dot la Bretagne à la France. Perspective bien courte à qui sait qu’on lui arracha cette offrande dans les larmes, à qui sait aussi qu’elle ouvrit à la cour des lys les portes de la Renaissance et qu’elle fut à bien des égards la souveraine la plus marquante, et peut-être la plus ambiguë, que notre pays ait connue. Si l’on ne peut que se réjouir que la province celtique vînt compléter le domaine capétien, au terme de l’inéluctable processus qui résilia sans rémission le Temps des principautés (1) , de notre reine bretonne force est à l’historien de reconnaître les autres nombreux mérites.

Deux fois montée sur le trône de France, par la grâce de ses mariages d’obligation avec Charles VIII puis avec Louis XII, elle fut aimée de ses époux successifs et usa sur eux d’un ascendant dont ne purent se prévaloir ses devancières et bien peu de celles qui vinrent à sa suite. Et pourtant ! Elle est de ces tristes souveraines, inexistantes en principe, qui ne purent assurer la pérennité dynastique ; seules ses filles, Claude et Renée (on avait prévu des prénoms qui pussent convenir à des garçons comme à des filles), arrivèrent à l’âge adulte.

On le sait, cette princesse imbue à l’extrême du prestige de son lignage, versa ses pleurs les plus brûlants quand il lui fallut renoncer sans retour à l’indépendance de son duché. Reine alors plus que duchesse, elle mit ses talents et son autorité au service de l’éclat de son rôle (la reine était jusque-là confinée dans ses fonctions de maternité et, si possible, d’élégante représentation) et, partant, du rayonnement de la couronne de France.

À cette fin, elle réunit autour d’elle une cour personnelle nombreuse et opulente, où les femmes – quel émoi ! – tenaient sans conteste la première place. Pas n’importe lesquelles : elle en exigeait la fleur, par la naissance, la distinction, l’élévation morale, spirituelle et intellectuelle. Parmi elles, ne citons que Michèle de Saubonne, celle « qui usait d’honnêtetés envers les Muses»(2)  et qui, de conserve avec Hélène de Laval, organisait des compétitions oratoires dont leur maîtresse, formée à l’école des Grands Rhétoriqueurs, raffolait. Pour les plus remarquables damoiselles de ce gynécée, Anne fonda une manière d’association, appelée improprement l’Ordre de la Cordelière : dans les rangs des jeunes élues, des rois d’Europe eurent à cœur de chercher leur femme.

Les noms les plus fameux de la littérature et de la poésie de son temps s’empressèrent de rendre hommage à la majesté (et à la munificence) royale : Jean Lemaire de Belges, Jean Marot, le père de Clément, le chroniqueur Jean d’Auton, Antoine Dufour, auteur des Vies des femmes illustres, l’historiographe Pierre Le Baud, à qui elle donna accès aux archives du duché de Bretagne, son secrétaire particulier, le sophistiqué André de La Vigne, Fauste Andrelin (Faustus Andrelinus), venu d’outre-monts et qui composait à son intention des épigrammes en latin, déconcertantes de préciosité… Tous, elle sut les utiliser pour sa gloire personnelle, accessoirement pour celle de la monarchie.

Cultivée assurément, se piquant d’érudition et d’un improbable polyglottisme, la reine ne bornait cependant pas ses heureuses dispositions et ses curiosités à l’esprit des lettres. Tous les arts étaient sa demeure. Qui ne connaît la splendeur et la luxuriance de ses Grandes Heures, joyau de la Bibliothèque Nationale de France, qu’ornementa pour elle le pinceau délicat de Jehan Bourdichon ? Les manuscrits qui composaient la collection royale recèlent des trésors d’enluminure. Au nombre des artistes qu’elle encouragea, nommons, entre autres virtuoses, Jehan Poyet et Jehan Pichore. Miniatures donc, mais aussi sculpture, et le magistral mausolée qu’elle fit ériger à ses parents par Michel Colombe, et dans le dessin duquel elle intervint en personne, rend témoignage à son goût de l’équilibre, d’une grandeur raffinée et d’une hiératique beauté (cathédrale de Nantes). Le sort voulut qu’elle perdît presque tous ses enfants et son premier mari : pour eux aussi, elle confia aux meilleurs burins, dont des Italiens, le soin de ciseler les plus riches sépultures.

En Touraine, on parle encore de « la reine qui aimait les musiciens » (3) . On se souvient qu’elle prit à son service les plus célèbres de son temps (Jehan Ockegem, Antoine de Févin, Loyset Compère... ) ; l’un d’eux, Jehan Mouton, lui fut dévoué jusqu’à la mort et composa les solennités admirables de ses funérailles. Il n’y a guère que depuis une vingtaine d’années que l’on ressort son nom de l’oubli et du silence.

Peintres (elle s’engoua à juste titre du très talentueux Jean Perréal), graveurs de médailles « à l’italienne », architectes de jardins (Blois et Amboise), lissiers, orfèvres, artistes verriers(4)  eurent également ses faveurs. Bâtisseuse, elle le fut moins que Georges d’Amboise, « premier ministre » et autre immense mécène ; moins et moins éclairée. La féodale, la gothique qu’elle resta en dépit d’elle-même, ne cessa de cultiver son inclination pour le Moyen-Âge de ses rêves et de ses mythes. Les embellissements flamboyants dont elle dota le château de Nantes, son oratoire « aux hermines » à Loches, les églises dont elle finança les agrandissements l’attestent.

Charles VIII, le preux valétudinaire qui se croyait un nouveau Roland, Louis XII, « le Père du Peuple », quand ils ne s’en allaient pas guerroyer au-delà des Alpes à la poursuite de leurs chimères, se laissaient avec complaisance dominer et presque tyranniser par leur épouse. Ils admettaient de bonne grâce sa supériorité intellectuelle et se flattaient de donner à la France la reine la plus brillante d’Europe.

Moins indulgents, certains l’ont prétendue étroitement bigote ; très pieuse manifestement, à la façon franciscaine, impliquée dans la béatification de saint François de Paule, directeur de conscience de la famille royale, elle s’honorait de sa fidélité envers l’Église de Rome, dont elle défendit toujours les intérêts. D’être altière et vindicative, comme on lui en fit le reproche, il est plus que possible qu’elle se rendît parfois coupable ; surtout intraitable envers qui n’était que soupçonné d’attenter à la dignité de son sceptre. Humble chrétienne, consciente de sa petitesse humaine, magnanime et charitable, elle le fut aussi.

Sur son gisant, à Saint-Denis, le plus bel exemple de sculpture funéraire française qu’il nous soit donné d’admirer, on la voit surnaturellement belle. Trop jeune, confiante, abandonnée et dépouillée, dans une irréversible convulsion, elle rend l’âme à son créateur.

Là est à coup sûr son plus fidèle portrait.

Anna bis regina est définitivement différente de ses légendes. Elle est plus grande.

Philippe-Georges Richard
archiviste paléographe

1. Jean Favier, Le Temps des principautés, Paris, Fayard, 1992

2. Henri Guy, Histoire de la poésie française au XVIe siècle, Paris, H. Champion, 1910

3. François Lesure, Dictionnaire musical des villes de province, Paris, Klincksieck, 1999

4. Le musée de la Renaissance (château d'Ecouen) et le Louvre conservent de superbes éléments de ses services

Source: Commemorations Collection 2014

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