Page d'histoire : Jean Jaurès Castres, 3 septembre 1859 - Paris, 31 juillet 1914

Jean Jaurès, né à Castres le 3 septembre 1859, mort assassiné à Paris le 31 juillet 1914 : entre ces deux dates, une aventure intellectuelle et politique exceptionnelle, une vie tragiquement abrégée et pourtant prodigieusement active, un destin d’optimisme tragique qui le conduira au Panthéon en 1924, une mémoire sacralisée mais longtemps disputée. On redécouvre aujourd’hui un Jaurès autrement plus polymorphe et plus original qu’on l’a cru : tour à tour, l’enfant du Tarn qui roule ses mots et rêve sous le ciel étoilé ; le normalien, l’agrégé, le professeur et le docteur métaphysiciens de vocation et même tout emplis d’un sens aigu du divin ; le député de centre gauche, dès 1885, pas trop à son aise au Parlement ; l’élu socialiste pris d’une passion fusionnelle pour Carmaux et son peuple ; l’intellectuel dreyfusard ; l’historien si neuf de la Révolution française qui sait rivaliser avec Michelet ; le marxiste si fidèle à la démocratie « bourgeoise » ; l’ennemi de tout système et de toute violence ; le socialiste unitaire dans l’âme, en 1905, quand naît au forceps une section française de l’Internationale ouvrière ; le leader très temporaire mais incontesté d’un mouvement ouvrier disparate et impuissant à conjurer la montée des périls ; le républicain et le laïque de souche, le tribun à tous vents et l’orateur parlementaire, exceptionnels l’un comme l’autre ; puis, triste fin, l’homme de bonne volonté, « notre Jean » dira-t-on à Carmaux, le « traître » intensément haï et tué à bout portant : le pacifique trop esseulé, le socialiste trop singulier, qui n’a pas pu réconcilier patriotisme et humanité à l’été 1914.

Sa méthode ? Lire le réel et dire le vrai. Ce leader, si attentif à ce qu’on nomme aujourd’hui la « société civile » et « l’air du temps » n’a jamais eu, ou si peu, de théorie du parti, ce qui l’a à jamais préservé de tout pré-bolchevisme. Il a toujours souhaité mettre la politique partisane et ses dirigeants à l’abri des dangers de l’isolement où le pouvoir peut les enfermer, à l’abri de l’immoralisme qu’entretiennent les tentations de l’argent, de l’intrigue et, plus que tout, du pouvoir pour le pouvoir, quel qu’il soit. Il a participé à la défense d’une République toujours menacée et a accepté qu’elle fortifiât l’État mais sans rendre insupportable ce renforcement. Il a lutté pour amenuiser son énergie libérale si opportuniste et si ravageuse à l’heure d’une première mondialisation, mais sans jamais admettre qu’on puisse au passage aliéner des libertés individuelles fondamentales, et même en se félicitant qu’ait été installée une franche méritocratie dont l’irruption aux sommets devrait modifier et démocratiser la nature sinon le mode de fonctionnement des élites dans ce pays. Il a salué dès avant 1914 l’art démocratique de la négociation et du compromis social.

Jaurès n’a pas davantage désespéré de faire un jour du parti socialiste un de ces lieux d’éducation du suffrage universel où l’on saurait remettre inlassablement en chantier l’examen du réel, où l’on proposerait sans trêve des méthodes nouvelles pour mieux appréhender et entendre la société. Il a refusé aussi, autant qu’il le pouvait, de faire de l’idéal de gauche le nouveau fondement de quelque doctrine d’État. Jamais il n’a pensé aussi que le pouvoir donnerait une légitimité à l’idéologie, fût-elle conquérante ; que la promesse de lendemains qui chantent pourrait couvrir des exactions présentes ; que la conscience de chaque citoyen devrait accepter l’embrigadement pour la Cause ; en somme, que la fin justifierait les moyens.

Il ne s’agit pas, un siècle et demi après sa naissance, de nier l’impuissance de Jaurès à faire avancer toutes ces promesses autant qu’il l’eût souhaité, ni de dissimuler les causes de son échec en 1914. Il s’agit de relire, à la lumière de tant de drames et de désillusions du XXe siècle, celui qui a payé de sa vie son aspiration à la paix, au progrès, à l’internationalisme et, plus que tout sans doute, à la justice. Jaurès est certes resté très loin de nous parce qu’il a décidément trop cru que « rien ne fait de mal ». Mais son refus de « l’abstraction systématique » des marxistes qui rêvaient, disait-il, de régenter un prolétariat « incohérent, mineur, débile, obscur », est une invitation à lutter contre le leurre grandiloquent, contre le mensonge théorisé, contre le confort moral de la langue de bois. Son rapport à la classe ouvrière aussi, riche, nuancé, en constante évolution, l’a averti que la pire tentation consisterait à isoler un « prolétariat » dans sa mission régénératrice, puis dans sa dictature future. Au contraire la classe élue, selon lui, n’a pas d’autre mission que de réconcilier le peuple et la nation, de briser le cercle de l’exploitation et de l’inégalité, de remettre la liberté en usage partout et pour tous.

Ainsi s’explique qu’il ait refusé toute abdication de l’intelligence devant les vertus supposées du spontanéisme ouvrier, de la grève générale ou des théorisations gauchistes de la violence. Qu’il ait vomi le « y’a qu’à » d’impatience populiste qui ne cesse jamais de traverser ce pays, dans l’attente d’une vraie « politique du peuple ». Qu’il ait refusé aussi bien d’aliéner son droit à la critique devant une classe ouvrière sans doute porteuse d’avenir mais qui ne s’émancipera pas seule, sans alliances ni assimilation en profondeur des bienfaits de la République et de la démocratie. Qu’il soit devenu ainsi le premier penseur d’un socialisme qui ne s’en laissait pas conter par l’État. Le monde nouveau pour lequel il combat ne sera pas, dit-il, « une tutelle nouvelle ou d’intellectuels ou de bureaucrates ».

Ainsi l’intellectuel chez Jaurès a-t-il conforté le républicain et le socialiste, avec son génie d’éloquence et de plume, son immense savoir de philosophe et d’historien, son attention à tous les regains du monde, sa quête du neuf. Il a eu assez de temps et de force pour dire que le peuple français avait vocation à bâtir une démocratie singulière, pleine d’une charge libératrice qui bousculerait les doctrinaires. L’activisme des travailleurs confondra, croit-il, les petits maîtres ès-socialisme qui rêveraient déjà d’un ordre nouveau « somnolent, asservi et abêti ». Dès 1887, le jeune élu du Tarn savait que « la démocratie française n’est pas fatiguée de mouvement, elle est fatiguée d’immobilité ». Pour tout dire, Jaurès a laissé un testament en forme de conseil lapidaire : restez intraitables sur le principe de liberté et ne construisez rien sans morale. Il a lancé un jour de 1895 cet éclair : « Si nous ne pouvions pas marcher et chanter et délirer même sous les cieux, respirer les larges souffles et cueillir les fleurs du hasard, nous reculerions ».

 

Jean-Pierre Rioux
inspecteur général honoraire de l’Éducation nationale
 

Source: Commemorations Collection 2009

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