Page d'histoire : Odilon Redon Bordeaux (Gironde), 22 avril 1840 - Paris, 6 juillet 1916

En mars 1899, Odilon Redon fut convié à exposer chez Durand-Ruel aux côtés des artistes de la génération des nabis, Bonnard, Vuillard, Denis, Lacombe, Vallotton, Bernard… Cet hommage de la jeune avantgarde à leur aîné de presque trente ans signifi ait de façon éclatante leur reconnaissance envers ce maître secret et inclassable – et déjà pourtant influent sur la destinée de l’art moderne en France.

Redon avait alors accompli depuis quelques années la métamorphose de la nuit vers la lumière qui l’avait conduit, selon ses propres termes, à « épouser la couleur ». Il abandonnait derrière lui le monde des « noirs » – fusains et lithographies – auquel reste attaché son nom, ces oeuvres étranges, oniriques et littéraires, à l’inquiétante « cryptographie » (Jacques-Émile Blanche), auxquelles Des Esseintes, le héros décadent d’À Rebours de Huysmans (1884), vouait une mystique et morbide fascination.

Redon fut, après Corot dont il avait fait la connaissance en 1864, le plus grand fusainiste du XIXe siècle. Dans une lettre au juriste et homme de lettres belge Edmond Picard, qui compta, avec quelques-uns de ses compatriotes, parmi les premiers défenseurs de Redon, l’artiste a décrit son attachement à cette matière sombre et charbonneuse, « cette poudre volatile, impalpable, fugitive sous la main ». L’imaginaire des « noirs » est nourri de références à la littérature romantique, symboliste, et fantastique – Baudelaire, Mallarmé, Edgar Poe – et à l’esthétique des maîtres du clair-obscur – Rembrandt, Léonard de Vinci.

Êtres hybrides, cellules, têtes volantes, chrysalides et sciapodes trouvent aussi leur origine dans la curiosité de l’artiste pour la vulgarisation scientifique de son temps, revivifi ée par la diffusion du darwinisme auquel il fut sensible. À la pratique experte du fusain est intriquée celle de la lithographie, que Redon aborda sur le conseil de Fantin-Latour, probablement croisé dans le salon de Berthe de Rayssac. Son premier album, Dans le Rêve, dont le titre sonnait comme un manifeste anti-naturaliste, parut en 1878, prélude aux dix recueils qu’il publia jusqu’en 1899, Les Origines (1883), Hommage à Goya (1885), La Tentation de saint Antoine (1896)… qui ont marqué l’histoire de l’estampe et dont Mallarmé, de son propre aveu, « jalousait » les légendes, absconses et poétiques.

Expérimentée dans quelques oeuvres de transition, la couleur atteint sa pleine révélation dans les pastels de la fin des années 1890. Cette technique, qu’il pratique avec aisance – et luxuriance dans ses bouquets de fleurs très appréciés de nouveaux amateurs –, lui permet de renouveler l’art du portrait. Il fut, après 1900, un portraitiste recherché, sans jamais pourtant sombrer dans la facilité d’un art commercial. Hostile aux représentations « naturalistes » (c’est ainsi qu’il jugeait le portrait de Zola par Manet : « reproduction textuelle de la réalité […] exsangue de vie morale, de cette vie intérieure intime »), aux portraits d’apparat académiques ou mondains, Redon invente des profils épurés sur des fonds incertains ou abstraits, explosions de couleurs, de méandres et de fleurs.

La conversion de Redon à la couleur, au tournant du siècle fut encore plus spectaculaire dans le domaine de l’art décoratif. Le baron Robert de Domecy, mécène de Redon depuis 1893 et amateur de ses « noirs », lui confie, en 1900, le décor de la salle à manger de son château de Sermizelles dans l’Yonne. Redon conçoit dans un style japonisant et novateur de grands panneaux lumineux couverts de « fleurs de rêve », aujourd’hui conservés au musée d’Orsay où ils sont entrés par dation en 1988. Suivront les décors pour l’appartement de la veuve d’Ernest Chausson (1902) [mélomane averti, Redon fut un ami du musicien], la commande pour la manufacture des Gobelins à l’instigation de Gustave Geffroy (1908), et enfin le décor de la bibliothèque de l’abbaye de Fontfroide (Aude). Les deux grands polyptiques du Jour et de la Nuit, entrepris en 1910 et achevés en 1911 avec Le Silence, constituent l’apothéose de son oeuvre et son testament de décorateur, couronnant l’amitié qui le liait au collectionneur exceptionnel que fut Gustave Fayet. Admirablement préservée par les descendants de Fayet dans son état d’origine, la pièce où repose toujours le piano de Ricardo Viñes est la plus belle expression de l’art de Redon et de sa surprenante modernité.

Redon est une figure majeure du symbolisme français au sein duquel il occupe une place singulière. Par son refus de toute affiliation aux mouvances ou aux tendances artistiques qui lui étaient contemporaines et avec lesquelles il échangeait pourtant, il a voulu garder entier le mystère de son oeuvre, et celui du créateur. « L’art suggestif est comme une irradiation des choses pour le rêve où s’ache mine aussi la pensée », écrivait-il. Un art suggestif toujours ouvert à de nouvelles relectures et interprétations.

Marie-Pierre Salé
conservateur en chef
au département des Arts graphiques du musée du Louvre

Source: Commemorations Collection 2016

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