Page d'histoire : Jean-Jacques Rousseau Genève, le 28 juin 1712 - Ermenonville (Oise), le 2 juillet 1778

Vue du tombeau de Rousseau à Ermenonville
Huile sur panneau de bois, attribuée à Nicolas Antoine Taunay, fin XVIIIe siècle - début XIXe siècle Montmorency, musée Jean-Jacques Rousseau
© Musée Jean-Jacques Rousseau - Montmorency / photographie Laurence Robin

Jean-Jacques Rousseau citoyen de Genève
Pastel de Maurice Quentin de La Tour, XVIIIe siècle / 3e quart XVIIIe siècle (Acquis avec l’aide du Fonds du Patrimoine, du Fonds régional d’acquisition pour les musées et du Conseil général du Val-d’Oise) Montmorency, musée Jean-Jacques Rousseau
© Musée Jean-Jacques Rousseau - Montmorency / photographie courtesy Sotheby’s

«Je coûtai la vie à ma mère, et ma naissance fut le premier de mes malheurs » déclarera Jean-Jacques dans ses Confessions. L’expérience n’était pas rare à l’époque : Rousseau* en garda toute sa vie le traumatisme. Élevé par un père fantasque, il dégringola avec lui l’échelle sociale, passant de la Grand’Rue du haut de Genève au quartier de Saint-Gervais de l’autre côté du Rhône. Cette chute initiale a marqué sa destinée. L’exclusion du paradis terrestre est une constante répétitive dans les récits de vie qu’il construit. Paradis que l’atelier de son père, car parmi les outils de l’horloger règnent Plutarque et les instruments de la formation du citoyen. Comme il regrette d’avoir abandonné cet univers ! Mais n’est-ce pas un autre paradis que la maison des Charmettes près de Chambéry où une belle et dévouée dévote initie le jeune converti aux charmes du catholicisme et aux plaisirs de l’existence ? Même aux rudes temps de la vie parisienne, l’Ermitage aménagé par Mme d’Épinay ressemble à un minuscule coin de paradis tout comme le petit château mis à sa disposition par le maréchal de Luxembourg. Que dire des paradis rêvés, du jardin de Julie baptisé Élysée ou de la Corse imaginée comme une seconde Suisse ? des paradis entrevus des îles Borromées ? du paradis trop vite abandonné de l’île Saint-Pierre ? Rousseau pense son existence sur le mode du malheur, de la rupture et de la nostalgie. Mais cette nostalgie revêt une portée révolutionnaire.

La critique sociale pointe sous l’élégie. Le malheur l’emporte parce que « l’homme de l’homme » a supplanté celui de la nature. Ce dernier est bon, ou plus exactement « nul », l’homme de la société est « défiguré ». Autodidacte, revenu au protestantisme, Rousseau n’a jamais été à l’aise dans les salons parisiens. Faisant, comme il l’avoue, « des impromptus à loisir », comment briller dans ce monde d’acide légèreté ? Il refuse le métier d’écrivain et se défie des pensions qui transforment les libres auteurs en satellites des puissants. Pourtant ce sévère censeur frôle la réussite. Son premier Discours sur les sciences et les arts s’est vendu comme des petits pains, son opéra Le devin du village enchante Louis XV qui en fredonne les airs avec la voix la plus fausse de son royaume. Brouillé avec les philosophes, chassé de l’Ermitage, il flirte avec les Grands et grâce à son roman il devient le chouchou des duchesses. La Nouvelle Héloïse se veut œuvre de réconciliation, la piétiste Julie et l’agnostique Wolmar s’estiment et se respectent.

En 1762, l’Émile et Du contrat social font éclater les ambivalences. Les foudres du parlement de Paris transforment Rousseau en proscrit et ses protecteurs compromis précipitent sa fuite. L’Émile annonce le temps des révolutions et il en donne les clefs : « L’homme civil naît, vit et meurt dans l’esclavage : à sa naissance on le coud dans un maillot ; à sa mort on le cloue dans une bière ; tant qu’il garde la figure humaine, il est enchaîné par nos institutions ». L’éducation selon Rousseau délivre l’homme de tous ses carcans, du maillot au péché originel. L’ouverture du Contrat, « L’homme est né libre et partout il est dans les fers », trouve à Genève ses plus sévères censeurs. De 1764 à 1768, le « cas Rousseau » est au cœur de la révolution qui agite Genève. Le parti des représentants (1) réussit à bloquer le fonctionnement des institutions. Pour les chancelleries européennes le « sieur Rousseau » est devenu un fauteur de troubles qu’il convient d’éloigner, tandis que les troupes françaises organisent le blocus de Genève et tentent de la ruiner au profit de Versoix. Rousseau est envoyé en Angleterre où tout est fait pour le compromettre et où une violente campagne de presse le ridiculise.

Fuyant cette île inhospitalière, Rousseau rentre en France, il s’installe même à Paris à partir de 1770 dans une clandestinité semi-officielle, toujours sous la menace du Parlement, menace bientôt plus ou moins virtuelle car le Parlement subit à son tour les foudres du chancelier Maupeou. Entre la copie de musique et l’herborisation, Rousseau est contacté par les Polonais à la recherche d’une constitution. Les Dialogues et les Rêveries déclinent les différentes formes de l’écriture du moi. Les Confessions s’achèvent sur un conte à la Voltaire. Rousseau-Zadig est devenu le jouet du destin, on verra « comment croyant partir pour Berlin, je partis en effet pour l’Angleterre » ; un pantin n’a plus rien à confesser, il subit le sort qui est le sien.

Le 28 juin 1712 Rousseau venait dans un monde qu’il devait quitter le 2 juillet 1778. Avec lui est né le prophète d’un nouvel univers, père des révolutions et du romantisme, ancêtre de l’écologie, du socialisme et de la psychanalyse. Tout a été dit en ce sens, pour le meilleur et pour le pire. Les commémorations de Rousseau en France se sont parfois achevées en échauffourées ! Rousseau est avant tout homme de son temps. Le complot contre sa personne dont il recherche les traces de façon pathétique s’inscrit dans la « complomanie » d’un siècle qui a certes aspiré à la raison mais a tremblé au rythme de conspirations imaginaires, complots jésuites, « de famine », menées des francs-maçons… Rousseau ou la double face des Lumières.

Monique Cottret
université de Paris Ouest Nanterre La Défense

Bernard Cottret
université de Versailles-Saint-Quentin

* Cf. Célébrations nationales 20052011

1. Deux partis s’opposaient à Genève à l’époque « les représentants », favorables à Rousseau et à la souveraineté populaire, et les « négatifs », partisans du Petit Conseil.

Source: Commemorations Collection 2012

Liens