Page d'histoire : Ioánnis Papadiamantopoulos, dit Jean Moréas Athènes, 15 avril 1856 - Paris, 30 mars 1910

Évoquer Jean Moréas aujourd’hui ne prend sens que si l’on a conscience de l’extrême friabilité de la renommée. Ioánnis Papadiamontopoulos, né à Athènes en 1856, perçut très vite que la Grèce ne pouvait offrir un lieu suffisant à l’expansion de son génie. Voyageur en Allemagne dans son adolescence, puis en France, il décide de s’établir dans ce dernier pays où la poésie avait, plus qu’ailleurs, droit de cité. Devenu Jean Moréas, par allusion à sa région natale, la Morée, autrement dit aujourd’hui le Péloponnèse, il tenta sa chance en n’hésitant pas à se signaler par une excentricité confinant au dandysme : monocle, moustaches retroussées à la Dali, accent délibéré pour dire « Je souis oun Baudelaire avec plous de couleurs », il fréquente divers cénacles littéraires, dont Le Chat noir. Ses premiers poèmes paraissent dans la revue Lutèce ; en 1884, il publie son recueil Les Syrtes. Deux ans plus tard, ses Cantilènes témoignent d’intéressantes recherches intégrant le chant populaire et le lied romantique. Il y délaisse au besoin la rime pour l’assonance, choisit le vers impair. L’heure était venue pour cet opportuniste doué de paraître aux mardis de Mallarmé où, tout écoute, il va puiser l’essentiel d’un semblant de doctrine, qu’il expose bientôt dans le supplément littéraire du Figaro du 18 septembre 1886 sous le titre peu modeste « Un manifeste littéraire » et le sous-titre « Le symbolisme ». En réalité, on lui avait demandé de rédiger pareille mise au point, dans une période où la passion pour la poésie pouvait avoir quelque incidence sur le tirage d’un journal. Symbolisme. Le mot était lancé. Le résultat, quoique abstrus et confus, lui vaudra toutefois de figurer à titre commémoratif dans l’histoire littéraire. Fort de ses lectures de Verlaine et de l’enseignement de Mallarmé, Moréas souhaite des rythmes onduleux et des rimes coruscantes, non sans prôner le retour à « la bonne et luxuriante et fringante langue française ».

En 1890, il publie l’un des livres-clefs du symbolisme, le Pèlerin passionné. « Vous trichez avec les siècles, lui écrit Mallarmé, mais j’adore cela qui est, peut-être, l’acte principal du poète ». Le banquet du Pèlerin passionné montre l’engouement dont il fut l’objet et que n’hésiteront pas à orchestrer un Henri de Régnier ou un Maurice Barrès. En 1891, dans l’enquête menée par Jules Huret sur l’évolution littéraire, Moréas compte parmi les écrivains les plus cités. Lui-même cependant crée bientôt l’École romane qui prétend « renouer la chaîne gallique, rompue par le Romantisme et sa descendance parnassienne, naturaliste et symboliste ». Beaucoup apprécient du bout des lèvres un tel retournement. Remy de Gourmont pense, à juste titre, qu’il y a « je ne sais quoi de provincial, de pas au courant de la vie, de retardataire dans ce souci d’imitation et de restauration ».

Moréas, adulé et moqué, poursuit sa carrière dans les Lettres. Le tapageur d’autrefois se mue en stoïque méditateur (sans renoncer pour autant à son noctambulisme invétéré). Dans un monde que Verlaine et Mallarmé venaient de quitter, il devient l’une des voix de la poésie, et le petit volume de ses Stances (poèmes composés de deux ou trois quatrains en rimes embrassées) apporte au lecteur le meilleur d’un tempérament peu doué pour la pensée : vanité de la gloire, formes de la nostalgie, fugacité des heures sont les motifs qu’il harmonise en désabusé que seule la qualité d’une langue pure rattache encore à la vie. Mort d’épuisement à cinquante-quatre ans, Moréas l’Athénien, venu triompher à Lutèce et ranimer une forme de classicisme après les excès désastreux de la Décadence, ne peut prétendre qu’à la survie qu’accordent les enquêtes érudites et les marges de l’oubli.

Jean-Luc Steinmetz
écrivain
professeur émérite de l’université de Nantes 

Source: Commemorations Collection 2010

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