Page d'histoire : Jean Goujon 1510-1566

La biographie de Jean Goujon reste encore mystérieuse. L’artiste apparaît brutalement en 1541 à Rouen et disparaît tout aussi brutalement en septembre 1562 pour Bologne, après l’expulsion des protestants ordonnée par le gouverneur de Paris. Sa vie à rebondissements est sans doute conséquente de ses choix religieux, son adhésion à la religion protestante lui ayant valu sans doute de nombreux déboires dont sa fuite en Italie. Les découvertes récentes dans les archives ont permis de cerner son parcours, de lui rendre des œuvres, de lui en retirer d’autres attribuées avec trop de générosité. Si sa présence à Rouen reste encore inexpliquée, son activité est aujourd’hui mieux connue.

Ses débuts à Rouen ont été prometteurs. Il répond à de nombreuses commandes d’ordre religieux : pour le chapitre cathédral, un portail et une fontaine disparus, pour Saint-Maclou, un tabernacle d’orfèvrerie et les colonnes corinthiennes de la tribune d’orgues qui sont le premier témoignage de son talent. Elles manifestent une connaissance approfondie de l’art antique et une maîtrise technique peu commune. Georges II d’Amboise, archevêque de Rouen, le charge d’achever la statue priante de son tombeau. Diane de Poitiers lui passe commande, pour la chapelle orientale de la cathédrale, du tombeau de son mari, Louis de Brézé, mort en 1531. Il est vraisemblable qu’il faut lui reconnaître le gisant, la statue de Diane et un ange dont la tête est moderne. Il est désigné à cette époque comme « tailleur de pierre et maçon » et collabore avec Nicolas Quesnel. Il établit ainsi des rapports privilégiés avec la cour et Paris.

Il se retrouve à la fin 1541 à Écouen où il est désigné comme architecte du connétable, Anne de Montmorency, qui a entrepris à la mort de François Ier la réfection de son château. Il y fait fonction de maître d’œuvre, son intervention a été depuis remise en cause, notamment à la chapelle. Les circonstances de cette nouvelle orientation sont encore mal connues. On lui doit en 1547 l’illustration et les commentaires de la traduction du Vitruve par Jean Martin qui avait popularisé le Songe de Polyphile, d’Alberti et Serlio, travail décisif qui le met en relation avec Henri II et son architecte Pierre Lescot. Entre-temps, il reste lié aux commanditaires religieux. Les marguilliers de Saint-Germain-l’Auxerrois lui passent commande en 1544 du jubé de l’église paroissiale. Il y fait preuve d’une habileté technique et d’une culture antique qui laissent imaginer qu’il a approfondi ses connaissances. On a mentionné un hypothétique voyage en Italie ou plus vraisemblablement l’apport des artistes de la cour qui lui avaient ouvert de nouveaux horizons. Il s’y affirme dans le style fluide qu’il a perfectionné par la suite et qui est sa marque propre. Il se sépare sur ce point des Italiens, dégageant le volume de la sculpture qui occupe la totalité de la dalle par une opposition brutale avec celle-ci, laissée nue. Il réalise là l’un de ses grands chefs-d’œuvre. Les quatre Évangélistes et la Déploration du Christ mort constituent l’un des ensembles les plus émouvants de la sculpture religieuse. La scène s’inscrit à l’intérieur d’un rectangle rigoureux avec trois groupes de personnages centrés autour du corps du crucifié et équilibré à l’extrême droite par une sainte femme. Le style témoigne de la connaissance des œuvres du Rosso, du Parmesan et de Raimondi, le très faible bas-relief en plus cerné par un contour indispensable à sa perception. Elle n’oblitère pas la sensibilité du sculpteur, il joue avec une adresse exceptionnelle de l’opposition entre les vides de la pierre, le corps nu du Christ et les tissus emportés par leur impétueux mouvement. Les têtes et les visages établissent une nouvelle opposition entre les hommes dont les visages disparaissent sous la barbe et les femmes qui se distinguent par leur élégance et leur délicatesse. Cette œuvre est la dernière production religieuse de Jean Goujon. Sa conversion au protestantisme, sans doute longtemps méditée, le détourne de cette voie qui avait assuré sa réputation au profit de commandes civiles.

La fontaine des Innocents, commandée en 1549 pour l’entrée d’Henri II à Paris, son autre chef-d’œuvre, relève d’une veine stylistique identique. Elle était destinée à orner l’angle de la rue Saint-Denis, comme le ferait un arc de triomphe antique envahi par le décor sculpté : cinq nymphes debout versant l’eau de leur vase, des scènes marines avec enfants et dauphins, des Victoires, des nymphes et des dauphins. Elle fut démontée et remontée au XVIIIe siècle pour être isolée et transformée en fontaine. Pajou fut chargé de lui ajouter une quatrième face. Les cinq nymphes sont l’œuvre de Goujon. Il les a figurées debout portant chacune un vase d’où jaillit l’eau, dans des attitudes variées, de face ou de profil pour occuper la totalité de la dalle. Ce resserrement de la sculpture est destiné à mettre en valeur le mouvement de chacune d’entre elles, leur souplesse et le jeu des plis, agités ou fluides. Ici encore l’inspiration se reconnaît aisément : sculptures antiques, gravures du Rosso, transfigurées grâce à l’habileté de l’artiste.

Il participe à d’autres décors civils, comme celui de l’hôtel de Ligeris, aujourd’hui musée Carnavalet, toujours en place, et de l’Hôtel-de-Ville dont il ne subsiste plus que les moulages. De 1548 à 1562, il collabore étroitement avec Pierre Lescot au chantier du Louvre, à l’extérieur et à l’intérieur. À l’extérieur, il s’agissait de donner à l’ensemble une interprétation visuelle des ambitions du roi : impériale autour de la devise royale avec les renommées et les grands personnages ; les œils de bœuf encadrés d’allégories féminines qui reprennent le schéma des nymphes de la fontaine des Innocents. À l’intérieur, la salle de bal est ornée de deux ensembles qui se font face, la tribune (1551) et la cheminée (1552). Les quatre cariatides ont été sans doute dessinées par Pierre Lescot, suivant un modèle antique. En 1560, il reçoit la commande par Anne de La Rue du bronze du tombeau de son mari, André Blondel de Rocquencourt. L’attribution de l’œuvre à Jean Goujon, attestée par l’histoire, est confirmée par son analyse : on retrouve le relief très faible et l’aisance du traitement du linceul.

Il s’enfuit en septembre 1562, à Bologne. Laurent Penni l’y a rencontré et le désigne comme tailleur de reliefs.

 

Alain Erlande-Brandenburg
conservateur général honoraire du patrimoine

Source: Commemorations Collection 2010

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