Page d'histoire : Jean Dubuffet Le Havre, 31 juillet 1901 - Paris, 12 mai 1985

Jean Dubuffet, Houle du virtuel, 1963
© Musée de Grenoble

Asphyxiante culture : le titre que Jean Dubuffet a donné à son pamphlet paru (est-ce une coïncidence ?) en mai 1968 exprime en une formule lapidaire son credo d'artiste. Il est probable que cette allergie à toute idée inculquée trouve sa source dans une révolte enfantine contre l'autorité d'un père rigoriste, féru de littérature et de tradition classique. Toujours est-il que la sédition anti-culturelle commence par prendre un tour utopique : Dubuffet rêve de recommencer la peinture à zéro, dans un climat de fête et d'innocence, comme si n'existaient ni musées, ni critiques, ni commerce d'art. En 1946, dans Prospectus aux amateurs de tout genre, il émet l'hypothèse d'un art praticable spontanément par n'importe qui, un art qui ne nécessiterait ni don ni instruction, un art qui procéderait de la jubilation et non de l'initiation. En 1947, il s'installe au Sahara, chez les Bédouins, en quête d'un dépouillement total ; cette expérience se termine néanmoins par un désenchantement devant une expression du dénuement et du nomadisme qui, en dernier ressort, reste une culture parmi d'autres. Déjà à partir de 1945, Dubuffet s'était mis en quête d'œuvres correspondant vraiment à l'idée qu'il se faisait d'une création non culturelle, œuvres de marginaux, d'originaux, de délirants et de spirites, qui allaient constituer la Collection de l'Art Brut.

Dubuffet admet cependant n'être pas lui-même un auteur d'art brut. Il se convainc rapidement que, issu de la culture, n'ayant de destinataires que des cultivés, il est pour ainsi dire prisonnier d'un milieu incontournable et de réflexes irrépressibles. À moins peut-être d'adopter une stratégie paradoxale, d'agir par la fausse allégeance, par la surenchère, par un subtil mésusage des notions reçues qui entraîne le retour explosif de ce que la culture refoule. Dubuffet joue à l'apprenti-sorcier, mais en y risquant sa propre personne, en étant à la fois l'auteur et l'objet de ces désordres rattrapés. Son œuvre littéraire (encore beaucoup trop sous-estimée), qui oscille entre le traitement châtié et les malversations interloquantes de la langue, entre le sens et la substance des mots, met particulièrement en évidence cette stratégie de la catastrophe inventive.

Toujours est-il que, si l'on attend d'une œuvre d'art l'expression de la subjectivité de son auteur, il faut aussitôt préciser que Dubuffet, lui, s'est toujours engagé exactement dans l'autre sens : fondamentalement, il n'a jamais peint que contre lui-même; pour cette raison, il attendait d'une toile qu'elle l'interloque, qu'elle le transporte le plus loin possible de sa sphère intime. Le confinement subjectif l'aurait horrifié. Peut-être même est-ce là le seul dénominateur commun de ses séries tellement contradictoires et de ses revirements tellement inattendus, qui l'ont fait passer de l'extrême figuration à l'informe absolu, ou des matériologies les plus épaisses aux écritures incorporelles : l'activation permanente d'une espèce de sorcellerie picturale à la faveur de laquelle le tableau échappe à son contrôle et se manifeste à lui comme une force étrangère, aux configurations imprévues, et aux significations inouïes.

Ainsi, à la source de chaque série, on repère l'invention d'un système d'engendrement propice à des péripéties formelles dont l'auteur ne pouvait que s'enchanter : l'activation des hautes pâtes, déterminant fissures, sillons, crevasses aux graphismes inextricables ; les assemblages d'éléments hétérogènes engendrant monstres et merveilles ; la chasse aux empreintes et estampages de tout acabit suscitant des univers complexes à l'échelle d'une feuille lithographiée ; les délinéaments de l'Hourloupe engendrant un nouveau chiffrage de la réalité ; et la hâte inspirée des Mires et des Non-Lieux, court-circuitant tous les poncifs de la vision commune. Dubuffet n'a jamais aimé évoluer que dans des situations de complexité qui submergent ses pouvoirs de contrôle. Se sentir dépassé, débordé, excédé, cela l'exaltait. Il avait alors l'impression d'avoir affaire à des puissances magiques outrepassant tout ce qu'il pouvait concevoir.

Je me souviens l'avoir vu à plusieurs reprises, dans son atelier ou chez des amis collectionneurs, tomber en arrêt devant ses propres tableaux, comme s'il en était médusé. Il faut comprendre qu'une telle réaction était aux antipodes de l'autosatisfaction, puisque c'était en l'occurrence la destitution de son Moi d'artiste et l'irruption d'énergies adverses et insoupçonnées qui l'exaltaient - ce qu'il a si bien exprimé en ces termes : " C'est le propre de l'art de transporter toutes choses sur un plan insolite et de haute surprise (…). Un artiste n'est content que si, regardant son œuvre terminée, il a le sentiment qu'elle n'est pas faite par lui. "

Michel Thévoz
conservateur de la Collection de l'Art Brut
professeur à l'université de Lausanne

Source: Commemorations Collection 2001

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