Page d'histoire : François de La Rochefoucauld Paris, 15 septembre 1613 - Paris, 17 mars 1680

Moraliste à la trappe. De tous celles et ceux que la France célébrera en 2013, La Rochefoucauld, quatre siècles après sa naissance,  pourrait  bien  être  l’un  des  plus  difficiles  « reconnaître ». Reconnaître, ici, renvoie à la notion de « capital social », à l’idée de « la  possession en commun d’un riche legs de souvenirs », sur lesquelles, selon  Renan, s’édifie une nation. Or, cette « grande solidarité », ce trésor de « souvenirs nationaux » qui seuls, ajoute Renan, sont à même d’instaurer la communication entre modernes et anciens, d’instituer un dialogue des vivants avec les morts, se brisent de jour en jour davantage.

Plus qu’avec tout autre, ce grandissant déficit de reconnaissance s’installe entre nous, imbus de notre « modernité » et « le Grand Siècle », notre fleuron « classique ». De la sorte, la conscience d’une commune appartenance par dessus la suite des générations est devenue problématique. S’agissant de La Rochefoucauld,  cette rupture du lien mémoriel, cette amnésie culturelle jouent davantage que pour ses confrères en philosophie morale, ces autres « spectateurs de la vie » que sont La Fontaine, La Bruyère et même leur chef de file Montaigne. Il serait imprudent  d’exclure que la présente commémoration, célébrant une fois encore l’auteur des Maximes après le tricentenaire de sa mort (1980), ne contribue à signer la fin de ce « plébiscite de tous les jours » en quoi Renan voit l’être même d’une nation.

Il est vrai : le personnage ne facilite guère le maintien du dialogue. Il cultive certaine hauteur de grand seigneur. De surcroît, ce n’est pas d’aujourd’hui que ses commentateurs évoquent la « complexité » de celui qui serait « l’auteur le plus difficile » du siècle qui vit pourtant naître aussi et Malebranche et Leibniz, et mourir, en son mitan, Descartes. La Rochefoucauld, raffiné plus qu’aucun autre « grand », passerait aux yeux de bien de nos contemporains, depuis que l’âge classique a été condamné à la trappe du Père Ubu, pour un extraterrestre. Il ne suffit donc nullement, pour le « situer », de renvoyer tout uniment à « l’Ancien Régime » : presque à l’égal du Roi-Soleil lui-même, il incarna ce que l’époque  produisit de plus aristocratique et brillant, de plus attaché à ses privilèges et prérogatives de caste, de plus flamboyant et guerrier.

Œuvre creuset.  Représentatif, Monsieur le duc l’est moins encore de la noblesse, dont pourtant il tient, chevillée à l’âme comme au corps, la vocation ancestrale (« Il était très soldat », rapporte Retz) que de la la culture mondaine. C’est là l’apanage d’un milieu que permettent de mieux cerner les voies d’approche sociologiques. Milieu restreint (quelques centaines de membres), se cooptant bien davantage à la cour qu’à la ville, à l’abri du besoin, s’auto-proclamant « le meilleur », mais suffisamment judicieux pour consacrer une large part de ses loisirs aux lettres et aux arts, à l’« invention » d’un « art de se conduire » dans la sphère publique comme dans la sphère privée - l’« honnêteté » -, d’un art d’aimer - la « galanterie » -, d’un art d’« instruire en plaisant » et d’un « art de la conversation », qui tous sont au principe même de l’esthétique et même d’une éthique classiques. Tous considèrent la simplicité, le naturel, le tempérament entre le grave et l’enjoué, et l’harmonie concertante entre ces divers instruments comme le sceau du « vrai ». Un microcosme favorisé du pouvoir, injustement sans doute, mais sans les ressources et le raffinement duquel « le siècle de Louis XIV » n’eût pas seulement pu éclore. Le lien est ombilical entre le recueil des Maximes et ce milieu choisi, continûment informé par la préciosité et le tour d’esprit de nombre de « dames de la plus haute qualité » (Mme de Longueville, Mme de Lafayette, Mme de Sévigné, Mme de Sablé...), auprès duquel l’auteur « essaie » ses sentences, et dont il suit d’autant plus attentivement le goût qu’il souscrit à celui-ci au point de le façonner en retour. Affinités électives, collaboration, émulation, recherche, se voulant nonchalante, de justesse et de perfection formelle. (Notons que c’est précisément le terreau qui donna aussi cette Princesse de Clèves à l’origine d’une « furieuse » polémique sous la Cinquième République.)

Cependant, l’âge classique n’a rien de la monochromie qu’on lui prête. En maint domaine, c’est un âge de rude compétition : entre cultures ancienne et moderne, entre les diverses branches du savoir constamment enrichi. Plus que tout, entre les deux grandes religions (catholicisme romain et protestantisme), dont l’affrontement menace à tout moment de dégénérer en guerres nouvelles. L’œuvre entier de La Rochefoucauld est un miroir qui capte un monde millénaire en même temps que l’avènement d’un monde neuf, cohabitation que Georges Canguilhem définit à merveille comme celle de « l’homme de Vésale dans le monde de Copernic ».

Ainsi s’expliquent les deux grandes interprétations de l’œuvre maîtresse. Il y a consensus, en gros, sur le fait que l’affûtage d’un style soldat fait de force et d’énergie, cherchant à mettre le lecteur au pied du mur par un implacable mouvement enveloppant, représente pour cet aristocrate qui ne connut jamais sur les champs de bataille historiques l’unique « gloire » qui valût à ses yeux, un héroïsme faute de mieux. Il affûte de même en épéiste ses scalpels d’anatomiste moral. En ce qui concerne les lignes de force de son « système » (mais un auteur s’attachant à la « matière aussi changeante et inconnue qu’est l’homme » se garde decette facilité !), il y a opposition entre tenants d’une lecture « augustinienne »(très marquée par la spiritualité janséniste) et ceux privilégiant la pénétration  permanente,  souterraine,  peu  s’en  faut  insidieuse,  de l’influence des salons.

Paradoxe. Ce dilettante en tout est un des fondateurs de nos actuelles sciences humaines. Il ne refuse pas seulement d’être la « dupe » de nos vertus, toutes accusées de n’être que des « vices déguisés » ; un flair hors du commun le conduit à pressentir cela même qu’on ne diagnostiquera qu’au XXe siècle sous le nom d’« ère du soupçon ». Il comprend que la caractérologie d’Aristote, pierre angulaire de l’anthropologie dans tout l’Occident, ne va pas au-delà d’ingénieuses classifications. Il subodore que la prestigieuse rhétorique de Cicéron n’est plus à même de traduire un monde neuf, dépourvu de la trop belle cohérence prêtée à l’ancien : de là un discours atomisé, annonçant notre ère, d’autres modes de sentir et de penser. Si son rapport à la religion n’est pas dépourvu d’ambiguïté, il porte des coups d’autant plus directs à la philosophie. Rien de plus explicite, à cet égard, que le frontispice même des Maximes, où l’angelot « L’Amour de la vérité » arrache son masque à Sénèque, dont se découvre, derrière la sérénité de l’âme affichée, le vrai visage, miné par l’intranquillité. La vraie foi de La Rochefoucauld fut en la lucidité.

Cette passion de démasquer, aboutissant à la mise à jour d’un inconscient exempt de dogmatisme (qu’on lise l’époustouflant portrait de l’amour-propre), a valu à La Rochefoucauld l’admiration des meilleurs démolisseurs de chimères philosophiques, tels Schopenhauer ou Nietzsche. Aujourd’hui encore, on est loin d’avoir décelé le tout des richesses de son œuvre. Il est donc inconséquent, il est paradoxal de maintenir dans la trappe de l’oubli celui qui sut déchiffrer notre propre époque avant même qu’elle advînt.

Louis Van Delft
professeur émérite université Paris X

Source: Commemorations Collection 2013

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