Page d'histoire : François de Salignac de La Mothe-Fénélon Sainte-Mondane (Dordogne), 6 août 1651 - Cambrai (Nord), 7 janvier 1715

Tombeau de Fénelon, marbre blanc
de David d’Angers, 1823-1824, Cambrai,
cathédrale Notre-Dame.
© Ville de Cambrai

Fénelon s’éteint à Cambrai le 7 janvier 1715, à soixante-quatre ans. Les biographes se mettent aussitôt à l’oeuvre pour draper la statue et édifier un Fénelon à la vision anticipatrice, « citoyen de l’univers » et « pédagogue du genre humain ». Mais ce Fénelon encensé par les Lumières est-il bien celui qui guerroie avec Bossuet et qui avoue dans ses lettres que son coeur est sec, que la langueur l’habite et que la foi est faite de deuils car « Dieu conduit l’âme peu à peu, de foi en foi, de mort en mort ». La vie n’est qu’une « mauvaise comédie » et « Tout est pot au lait en ce monde… »

Pourtant peu d’hommes ont été appelés à autant de gloire, et aussi rapidement. Il suffit de regarder un portrait de l’archevêque de Cambrai pour saisir quelque chose de son succès : l’oeil est pétillant, le sourire un brin moqueur, le nez puissant où se devine l’appétit du monde ; le visage aristocratique dégage un charme et une intelligence auxquels, écrit Saint-Simon, il était difficile de résister. Ce jeune prêtre périgourdin qui monte à Paris en 1674 sous la tutelle d’un oncle bien en cour parcourt à pas de géant les cercles du pouvoir. L’archevêque de Paris lui donne sa première mission, Bossuet en fait son disciple ; Seignelay, fils aîné de Colbert, l’assure de sa protection, tout comme le duc de Beauvilliers qui devient son pénitent et qui le présente à Mme de Maintenon. À vingt-neuf ans, François Armand de Fénelon a prêché pour la conversion des protestants, rédigé un essai de philosophie et composé un Traité de l’éducation des filles. Aussi lorsque Beauvilliers devient gouverneur du petit-fils de Louis XIV, le duc de Bourgogne, songe-t-il tout naturellement à faire de lui le précepteur du prince en 1689 : l’enfant, difficile, est conquis par ce maître qui l’instruit en douceur et écrit pour lui Les Aventures de Télémaque. Ainsi commence la brillante carrière de l’abbé de Fénelon, choyé par le parti dévot et par Mme de Maintenon, qui l’introduit comme directeur de conscience auprès des jeunes filles de Saint-Cyr.

Sous le portrait officiel d’un prélat raffiné et aimable, une autre biographie, plus pathétique, peut s’écrire. La vocation de Fénelon a changé du tout au tout avec la rencontre de Mme Guyon en 1688 : une femme hors normes, une mystique qui inquiète les autorités ecclésiastiques parce qu’elle se mêle de théologie ; tout les sépare mais, commente Saint-Simon dans une superbe formule, « leur esprit se plut l’un à l’autre, leur sublime s’amalgama » ; au prêtre mondain et raisonnable, Mme Guyon ouvre un chemin de foi nue qui passe par un retour à l’état d’enfance spirituelle, par l’absence de toute crainte comme de tout désir, par l’apprentissage de « l’in-volonté ». Fénelon reprend les instructions de Mme Guyon dans un langage moins affectif et développe sa pensée avec les instruments de la philosophie : éparpillé, discontinu, borné, l’homme est une ombre d’être, un presque rien, mais « un rien qui connaît l’infini ». Face à l’infini de Dieu, il ne peut répondre qu’en l’aimant d’un amour proportionné à sa perfection, c’est-à-dire d’un amour sans mesure. Or le plus grand amour est l’amour désintéressé, celui par lequel l’homme aime Dieu pour lui-même, pour sa gloire, et non pour les consolations ou les bénéfices qu’il en tire ; « l’amour pur » refuse d’être affecté par l’incertitude du salut et par la prédestination telle que l’envisagent les jansénistes.

Le conflit avec Bossuet commence. Mme de Maintenon s’est laissé séduire par Mme Guyon jusqu’au moment où le « quiétisme » a gagné les demoiselles de Saint-Cyr, entraînant des désordres dans l’institution. Garant de l’orthodoxie, Bossuet soumet la mystique à un interrogatoire sévère tandis que Mme de Maintenon, inquiète du mécontentement de son auguste époux, prend ses distances avec elle, puis avec Fénelon. La doctrine de Mme Guyon est condamnée. Comme Fénelon refuse de désavouer sa mère spirituelle, le voici à son tour soupçonné. Le précepteur du duc de Bourgogne ne peut être mêlé à une cause douteuse, aussi le roi lui donne-t-il en 1695 l’évêché de Cambrai, promotion qui ressemble fort à un exil. La querelle du quiétisme pourrait s’arrêter là si ne s’affrontaient deux caractères aussi opposés et obstinés que ceux de Bossuet et de Fénelon. L’orgueil, la rivalité intellectuelle et un certain goût du pouvoir enveniment le débat spirituel. Louis XIV a pris le parti de Bossuet, car la liberté d’esprit de l’archevêque lui déplaît ; les pressions royales aboutissent à la condamnation à Rome de « l’amour pur » en 1699. Assigné à résidence, le prélat se soumet.

Le jeune duc de Bourgogne a cependant gardé toute sa confiance à son cher précepteur. Lorsqu’il devient en 1711, à la mort de son père, le dauphin, chacun pense que Fénelon pourrait bien être l’homme puissant du prochain règne. Brillant écrivain, grand prince de l’Église, critique hardi d’une société injuste, Fénelon a l’envergure d’un Richelieu. Mais la Providence en décide autrement : le duc de Bourgogne est emporté en quelques jours en 1712 par une rougeole pourprée. L’espoir n’a brillé que pour s’éteindre. Dépouillé et vieillissant, le prélat aiguise encore ses armes contre le jansénisme. Au fond de lui il n’a cessé de croire en cet amour purifié seul capable d’arracher l’homme à son amour-propre et aux vanités.

Sabine Melchior-Bonnet
historienne  

Source: Commemorations Collection 2015

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