Page d'histoire : Appel du pape Innocent III à la croisade contre les Albigeois 1208

En mars 1208, le pape Innocent III (1198-1216) adresse une encyclique aux comtes et barons, fidèles et populations du royaume de France :

« En avant, donc, chevaliers du Christ ! En avant, vaillantes recrues de l’armée chrétienne ! (...) Appliquez-vous à détruire l’hérésie par tous les moyens que Dieu vous inspirera (...) Quant au comte de Toulouse (...), chassez-le, lui et ses complices, des tentes du Seigneur. Dépouillez-les de leurs terres, afin que des habitants catholiques y soient substitués aux hérétiques éliminés... ».

Indulgences sont promises à qui s’engagera. Cet appel à la croisade ne vise pourtant pas des infidèles, mais des hérétiques, c’est-à-dire des chrétiens, de la mouvance des rois de France (Toulouse, Foix), d’Angleterre (Agenais et Quercy) et d’Aragon (Carcassonne, Razès, Sabartès). Dirigée nommément contre le comte de Toulouse, Raimond VI (1194-1221), cette guerre de vingt ans (1209-1229) a été popularisée par ses chroniqueurs comme une croisade contre les Albigeois – du fait, sans doute, de l’insistance que le toulousain mettra à détourner l’orage contre le vicomte d’Albi, Raimond Roger Trencavel. Conduite par l’abbé de Cîteaux, légat du pape, puis aux mains d’un puissant baron, Simon de Montfort, qui tentera en vain de fonder une dynastie à Carcassonne et à Toulouse, la croisade ne connaîtra un dénouement militaire favorable que du fait de l’éviction du suzerain aragonais (Muret, 1213) et de l’engagement final, à partir de 1226, de la monarchie française, victorieuse des Anglais. À terme, elle aboutira au rattachement à la couronne de France, sous forme de sénéchaussées royales (Carcassonne-Béziers, 1229 ; Toulouse, 1271), des grandes principautés méridionales.

C’est dire la portée de cet événement, mais aussi son imbrication complexe dans le contexte politique de son temps, dominé par les prétentions théocratiques de la papauté et l’affirmation de la monarchie capétienne.

Guerre sainte, la croisade contre les Albigeois s’inscrit dans la logique d’un affrontement généralisé contre ceux que la papauté et l’ordre de Cîteaux désignent comme les ennemis de Dieu : schismatiques byzantins, infidèles sarrasins d’Espagne et de Terre sainte, bientôt païens de Saxe et de Prusse. Portant le fer de la chevalerie chrétienne au coeur hérétique de la chrétienté, elle constitue pourtant l’aboutissement le plus poussé de l’esprit de croisade – à l’oeuvre depuis plus d’un siècle.

Elle hérite aussi de l’affûtement des procédures d’Église destinées à légitimer la répression anti-hérétique ; dès 1199, cette législation se voit couronnée par Innocent III d’un argument décisif ; grand juriste de droit romain, celui qui se proclame ici bas « Vicaire de Jésus-Christ » caractérise l’hérésie comme le pire crime qui se puisse concevoir : celui de lèse-majesté envers Dieu. Ce qui ouvre la porte à l’emploi de la force – et de la peine de mort – contre les hérétiques. Le massacre de Béziers, le 22 juillet 1209, en sera le sanglant signal.

Le recours à la guerre sainte signe pourtant l’échec de l’Église à réduire la contestation hérétique sur le fond, c’est-à-dire par le débat religieux. Depuis la première moitié du XIIe siècle, à travers l’Europe, le catharisme émergeait du sein de la contestation apostolique que la papauté dénonçait comme hérésie. C’est en particulier à ses structures d’Église qu’on le reconnaît. Des évêques cathares sont brûlés en Rhénanie dès 1143. En 1167, lors de la grande assemblée religieuse hérétique de Saint-Félix-en-Lauragais, aux côtés d’une Église cathare de Lombardie et d’une autre de Francie, apparaissent quatre Églises occitanes autonomes, celles d’Albigeois, de Toulousain, de Carcassès et,probablement, d’Agenais. Une cinquième, celle de Razès, sera fondée vers 1225.

Dans les seigneuries occitanes, alors qu’ailleurs les bûchers flambent, le rapport des forces est en faveur des Églises des « Bons Hommes », comme les appellent leurs fidèles. Ici, du fait de l’adhésion au catharisme de nombreux lignages de l’aristocratie rurale et de la tolérance active des grands princes – comtes de Toulouse et de Foix, vicomtes Trencavel d’Albi, Carcassonne, Béziers et Limoux – la répression religieuse ne peut s’appuyer sur la force publique. Le maillage religieux hérétique est dense au sein des bourgades et castra, où il est vécu comme un ordre chrétien voué au salut des âmes – quoi qu’en dise l’Église de Rome et de Cîteaux.

Autour du pape Innocent III, bien décidé à intervenir, colombes et faucons se disputent l’avantage. À partir de 1203, le pape dépêche en Languedoc, sous l’autorité de trois légats, une vaste mission cistercienne, chargée de ramener à la raison les seigneurs rebelles et de disputer publiquement contre les hérétiques. En 1206, son effectif est porté à douze abbés et trente moines. Malgré l’apport de Diègue, évêque d’Osma, et du futur saint Dominique, qui cherchent un mode nouveau de pastorale, la prédication antihérétique piétine. Le comte de Toulouse, à plusieurs reprises excommunié, fait figure d’ennemi désigné.

Dans le même temps, entre 1204 et 1207, Innocent III adresse lettre sur lettre au roi de France, pour se plaindre de l’attitude du toulousain et le presser d’intervenir par les armes. Mais Philippe Auguste, peu soucieux de diviser ses forces alors qu’il se concentre contre son adversaire Plantagenêt, n’est pas davantage favorable au droit d’ingérence que s’autorise le pape dans les affaires de son grand vassal. « Sa terre est de ma mouvance », répondra-t-il, en 1208.

Le 15 janvier 1208, le légat Pierre de Castelnau est assassiné près de Saint-Gilles, après une violente altercation avec Raimond de Toulouse. La responsabilité du meurtre est aussitôt imputée au comte. Le roi ne peut plus faire obstacle à la croisade : sans s’engager lui-même, il autorise trois de ses grands barons à prendre la croix. À terme, c’est la monarchie française qui, laissant mûrir la situation, gagnera cette guerre. Mais sa victoire scellera celle de l’orthodoxie romaine, l’indispensable appui du pouvoir capétien rendant possible, à partir de 1233, sur le pays vaincu, l’installation de l’Inquisition.

Anne Brenon
archiviste-paléographe
ancien directeur scientifique du Centre national d’Études cathares

Source: Commemorations Collection 2008

Liens