Page d'histoire : Les Immémoriaux de Victor Segalen 1907

Victor Segalen, tout jeune médecin de la marine, débarque à Tahiti le 23 janvier 1903. Le projet des Immémoriaux naît presque aussitôt d’un contact physique avec la terre, la langue et les peuples polynésiens. « Pendant deux ans en Polynésie, écrira-t-il, j’ai mal dormi de joie. (...) J’ai pensé avec jouissance ; j’ai découvert Nietzsche ; je tenais mon oeuvre, j’étais libre... »

Segalen n’était évidemment pas le premier à éprouver le choc de l’univers océanien. Le traduire en texte, c’était même céder à l’entraînement d’un lieu commun littéraire dont l’origine remonte aux explorateurs eux-mêmes.

Mais le livre se présente surtout comme le contre-pied absolu d’un certain « mythe tahitien » dont la mièvrerie était incompatible avec son projet essentiel. Ce qu’exalte Segalen, ce n’est pas l’idylle suave avec la nature, mais une société païenne, guerrière, habile au plaisir comme à la cruauté : « ... ni Loti, ni Saint-Pol Roux, ni Claudel. Autre chose ! (...) Car il y a peut-être, du voyageur au spectacle, un autre choc en retour dont vibre ce qu’il voit... » (Essai sur l’exotisme, 9 juin 1908).

Voilà ce qui distingue Les Immémoriaux de toute la littérature exotique : le souci de faire droit, dans la parole, à ce choc en retour. Non plus l’émerveillement du touriste à la Farrère. Non plus l’oeil centralisateur que Claudel venait de porter magistralement sur la Chine dans Connaissance de l’Est. Mais une révolution dans le regard comme dans l’écriture : à la fois un déplacement du foyer de la parole et une réforme essentielle de notre être-au-monde. La portée d’un tel projet s’annonce en somme autant littéraire qu’anthropologique.

Il faut ici mesurer l’importance de ce que met en oeuvre, presque d’instinct, le jeune homme de vingt-cinq ans, novice en littérature, qui entame l’écriture des Immémoriaux. Avec une souveraineté d’inventeur, il balaie d’un revers trois stéréotypes de l’exotisme traditionnel : la beauté de la nature sauvage ; l’infériorité raciale ; et finalement leur conséquence politicohistorique : le principe colonial.

Le roman, toutefois, ne peut échapper à sa vocation de témoignage : à travers la figure de l’oublieux Térii, c’est le déclin et la chute d’un monde qui nous y sont narrés. Or faisant revivre les « anciens parlers », Segalen sait qu’il s’apprête à les transmettre à une vieille Europe en proie elle-même au sentiment de sa propre décadence. Certes, son souci n’est pas de rétablir l’origine ; mais ce temps perdu, au moins s’agit-il de le retrouver un peu, grâce à cette connivence particulière avec les fantômes qu’on nomme littérature.

Paru en 1907 au « Mercure de France », Les Immémoriaux était présenté par son auteur comme un candidat possible au tout jeune prix Goncourt (il ne recueillera finalement aucune voix). Sans avoir rien perdu de son charme romanesque fondé sur une extraordinaire invention verbale et sur une puissante architecture dramaturgique, il reste pour nous l’un des livres fondateurs de l’imaginaire anthropologique moderne.

 

Christian Doumet
professeur à l’université de Paris VIII
président de l’Association Victor Segalen

Source: Commemorations Collection 2007

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