Page d'histoire : Jules Barbey d'Aurevilly Saint-Sauveur-le-Vicomte, 2 novembre 1808 - Paris, 23 avril 1889

Jules Barbey d’Aurevilly, huile sur toile d’Émile Lévy,
Versailles, châteaux de Versailles et de Trianon
© RMN/Christian Jean / Hervé Lewandowski
 

Né le jour des Morts, pour manifester d’emblée son esprit de contradiction, Jules Barbey d’Aurevilly est l’aîné d’une famille normande récemment anoblie, crispée sur les idées anciennes. Sa seule bouffée d’oxygène, il la reçoit de son oncle Pontas-Duméril, médecin librepenseur qui lui révèle les « dessous de cartes » de Valognes. En 1827, il vient terminer ses études secondaires au collège Stanislas à Paris, où il se lie avec Maurice de Guérin d’une affection qui restera unique dans sa vie. Pour complaire à ses parents, il entame des études de droit à Caen, et rencontre le bibliothécaire Trebutien, qui sera son confident et son collaborateur ; il entretiendra avec lui une correspondance capitale.

Il retrouve Paris et y mène une vie qu’il voudrait faire croire élégante et libertine, tout en écrivant des nouvelles et un roman (Germaine ou la Pitié) qui ne sera publié qu’en 1883. Il s’éloigne des siens, qu’il ne reverra que vingt ans plus tard. Désargenté, il essaie laborieusement de percer dans le journalisme (y compris la critique de mode), tout en fréquentant le salon de Mme de Maistre et en jouant les dandys : il rédige sur le dandysme un essai dont Baudelaire fera son profit.

En 1846, Barbey revient, au moins intellectuellement, au catholicisme de son enfance et embrasse des positions traditionalistes qu’il s’entêtera à promouvoir à contre-courant avec un art souverain de la provocation. Son existence se partage entre une activité assez chaotique dans la presse où, malgré son intransigeance ou plutôt à cause d’elle, il doit avaler moult couleuvres, et l’écriture fictionnelle : en 1851 (année où il rencontre Mme de Bouglon, son éternelle fiancée), il publie Une Vieille Maîtresse, qui signe son retour définitif à la Normandie comme terroir profond de son imaginaire ; en 1854, L’Ensorcelée. En 1860, il commence à recueillir ses articles critiques dans la série Les OEuvres et les Hommes, énorme massif qui comportera finalement vingt-six volumes : il y passe au crible toute la production de son temps, canonnant Hugo et Flaubert, mais saluant Baudelaire. 1864 voit la publication du Chevalier Des Touches et 1865 celle d’Un Prêtre marié. En 1867, il rencontre Léon Bloy, qu’il contribue à convertir et qui le qualifiera de « Connétable des Lettres ». Une forme de reconnaissance tardive lui est accordée en 1869, lorsqu’il succède à Sainte-Beuve au Constitutionnel : héritage ironique, puisque le tranchant de Barbey est aux antipodes de l’approche toute en sinuosités de son prédécesseur.

Après la défaite, il adopte la vie pendulaire qui sera définitivement la sienne, entre sa pauvre chambre parisienne et des séjours de resourcement à Valognes. En 1874, il publie Les Diaboliques, qui lui valent des poursuites pour immoralité ; il doit retirer l’ouvrage de la vente. De plus en plus pessimiste sur l’évolution du monde contemporain, il pourfend la république et le naturalisme, deux visages selon lui de la même Bête, avec d’autant plus de panache qu’il est profondément convaincu que ce combat contre la dégradation des valeurs est perdu. En 1882, il donne Une histoire sans nom qui, presque en bout de course, est enfin bien accueilli. Le regroupement autour de lui, dans ses dernières années, de quelques jeunes écrivains (Bourget, Huysmans, Lorrain, Richepin...) illustre l’influence discrète qu’a fini par exercer celui qui s’était toujours polémiquement situé contre la bien-pensance de son siècle.

Après avoir été longtemps considéré comme un original, digne tout au plus du second rayon régionaliste, Barbey d’Aurevilly, depuis une quarantaine d’années, a, grâce surtout aux travaux de Jacques Petit, définitivement quitté la singularité folklorique et s’est imposé comme notre plus grand écrivain postromantique. Par son hautain isolement même, par l’exigence et l’intégrité d’un engagement au service d’idées en perdition, et par son esthétique de la passion brûlant ses vaisseaux, il attire ceux qui vomissent les tièdes, tandis que sa puissante dramaturgie du mystère, qui met en oeuvre des stratégies narratives sophistiquées, captive les analystes des structures littéraires. Ce n’est pas le moindre paradoxe de cet être paradoxal que d’avoir vu finalement reconnaître la modernité de son archaïsme et la fécondité de son écart.

Philippe Berthier
professeur à la Sorbonne Nouvelle

Source: Commemorations Collection 2008

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