Page d'histoire : Eugène Freyssinet Objat (Corrèze), 13juillet 1879 - Saint-Martin-Vésubie (Alpes-Maritimes), 8 juin 1962

Portrait d’Eugène Freyssinet (1879-1962) Ecole Nationale des Ponts et chaussées
© Ecole Nationale des Ponts et chaussées

« Je suis né constructeur ».

Ces mots d’Eugène Freyssinet figuraient en première page de l’album d’hommages publié un an après sa mort. On ne saurait mieux définir le pourquoi de sa vie. Il disait aussi « Je fus à vingt ans un artisan complet, aussi capable de trouver la meilleure solution… que d’aider de mes mains à sa réalisation ».

Fort de cette assurance, il lançait ce pavé dans la mare : « Je tiens que privé de l’appui de l’expérience, la déduction mathématique n’est qu’une source d’erreurs, d’autant plus dangereuse qu’elle est pleine d’attraits » et modérant en apparence son propos, tout en le rendant plus radical encore, il concluait : « Il faut bien entendu que l’intention soit contrôlée par l’expérience. Mais quand elle se trouve en contradiction avec le résultat d’un calcul, je fais refaire le calcul et mes collaborateurs assurent qu’en fin de compte c’est toujours le calcul qui a tort ».

Il fallait être Freyssinet pour tenir un discours aussi mathématiquement incorrect. Qui donc était-il ?

Né dans une famille paysanne, il vint à Paris avec ses parents à l’âge de six ans. Ses études à l’école communale de la rue des Écluses Saint-Martin, furent entrecoupées de retours au moulin familial tenu par sa grand-mère, partageant ainsi les travaux des artisans qui le réparaient. La découverte du Musée des arts et métiers fut, pour lui, une révélation. Dès dix ans, il en fréquentait les cours du soir. Encouragé par ses professeurs, il se présenta à Polytechnique, en sortit dans un petit rang, mais s’épanouit à l’École des ponts et chaussées où il rencontra ses maîtres Resal, Séjourné et Rabut, soit le métal, la maçonnerie, le béton armé.

Ingénieur ordinaire des ponts et chaussées en 1905 dans l’Allier, le voilà chargé des arrondissements de Vichy et de Lapalisse. Il réalise son pont sur le Veurdre « avec une liberté de pensée et de formes aussi totale que si j’étais le premier homme chargé de construire des ponts, dans le plus absolu mépris de tous les précédents ». Sa liberté, son énergie, sa compétence le font remarquer par François Mercier et le voilà associé de l’entreprise Limousin. Le décintrement de voûtes de plus en plus élancées le met sur le chemin de la précontrainte qu’il entrevoit dès avant la guerre de 14. Son terrain d’essai, ses notes, son matériel disparaissent pendant ce conflit, mais l’expérience quotidienne qu’il acquiert dans les constructions et les reconstructions de ponts, comme de bâtiments utilitaires, ouvrent, la guerre finie, une période de réussites absolues.

Les voûtes paraboliques nervurées des hangars à dirigeables d’Orly (1921), hélas détruites pendant la dernière guerre, le pont de Tonneins avec ses tympans ouverts, les halles de Reims, celles d’Amiens et celles de la gare d’Austerlitz, les coques conoïdes de Bagneux, celles de Dammarie ou d’Aulnay, toutes construites pendant une période de deux ans inventent un système d’auvents en porte-à-faux, de voûtes minces (7 cm) percées de lanterneaux, de tirants arachnéens, une cascade de reports de forces et donnent une descendance contemporaine aux axonométries de Choisy, qui le premier, en basculant les points de vue, révèle l’espace contenu des bâtiments, et non leur seule forme extérieure. Les épures construites de Freyssinet, par leur rigueur, offrent une lecture semblable que notre point de vue soit extérieur ou intérieur et reconstituent l’unité de perception des enveloppes bâties.

L’émotion ressentie quand, par bonheur, nous pouvons marcher sous ces cieux stéréotomiques de béton armé, est aussi forte qu’à la vue des gravures piranésiennes, à la découverte des thermes romains comme des voûtes des cathédrales.

Dans les mêmes années, Freyssinet dépose en 1928 le brevet de la précontrainte. Comment dans un matériau hétérogène, le béton armé, dont l’acier peut se distendre et le béton se fissurer, tirer profit de l’élasticité de l’acier pour comprimer le béton à un point tel qu’il devienne homogène et capable de résister à la traction, tout en diminuant les quantités d’acier à mettre en œuvre. On sait la fortune de ce procédé qui, d’abord employé pour de simples poteaux électriques, est devenu incontournable pour les ouvrages d’art en béton armé.

Cette décennie s’achève par un chef-d’œuvre : le pont Albert-Louppe à Plougastel, hélas endommagé par la guerre, quelque peu alourdi par sa réparation et doublé par un viaduc autoroutier, qui par son inutile proximité, provoqua des turbulences aérodynamiques telles qu’il fallut poser des déflecteurs sur les arcs de Freyssinet…

Toutefois c’est le sauvetage par la précontrainte de la gare du Havre qui donne à Eugène Freyssinet et aux entrepreneurs qui le soutenaient, Edmé Campenon en premier, une renommée internationale. Au fil du temps – est-ce dû au retour des normes dans un monde où les explorateurs étaient remplacés par les gestionnaires et à l’intervention d’architectes décorant les écorchés de Freyssinet ? – nous ne retrouvons pas toujours l’émotion et la naïveté des chefs-d’œuvres premiers. Mais le génie est toujours là. À la veille de sa mort, au pont Saint-Michel de Toulouse, Freyssinet invente encore de nouvelles façons de dessiner et de construire.

On peut d’autant plus regretter la mauvaise querelle faite par Freyssinet au jeune Nicolas Esquillan pour prouver – par le calcul ! – que le CNIT (1) ne tenait pas. Il aurait pourtant dû reconnaître en lui sa descendance, car ce projet n’aurait pu voir le jour sans ses expériences et ses réalisations.

Pour comprendre Freyssinet, il faut prendre le temps de regarder ses dessins. Leur élan, leur finesse et leur pureté ne passent pas tout entiers dans l’œuvre réalisée. Freyssinet est un très grand projeteur, il ne construisait pas un dessin, il dessinait une construction « je dessine alors l’ouvrage dans ses moindres détails, persuadé que c’est surtout par ses détails qu’un ouvrage est bon ou mauvais… je suis moi-même charpentier, coiffeur, ferrailleur, cimentier ». Il faut voir la sûreté de trait de ses croquis, le sentiment presque physique qu’ils donnent du cheminement des forces, l’intuition de la juste dimension de la matière. Dans ses écorchés charbonneux, le ferraillage est présent, même s’il n’est que suggéré et fait songer à des études anatomiques, qui permettent de découvrir la structure humaine derrière les habits de la peau. Tel était Freyssinet qui, dans la vérité de ces dessins (« refaites-moi vos calculs ! »), manifestait que la construction est aussi – et avant tout – une éthique.

Au-delà des destructions irréparables de la guerre, l’œuvre de Freyssinet est toujours menacée. Si les halles de Reims ont été sauvées, celles d’Austerlitz ou d’Amiens ne sont pas protégées. Contemporaine du Corbusier et de Perret, l’œuvre de Freyssinet – ce qu’il en reste – mériterait tout autant d’être inscrit au patrimoine mondial de l’humanité. Il fut l’inventeur de la précontrainte et surtout créateur de « volumes capables », de voûtes aussi fines que des coquilles d’œuf, qui en dépit d’une complète absence d’entretien, sont encore là, presque un siècle après leur achèvement, et nous émeuvent toujours par le jeu magnifique de leurs formes épurées.

Paul Chemetov
Grand Prix National d’Architecture

1. Centre des nouvelles industries et technologies.

Source: Commemorations Collection 2012

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