Au seuil de notre siècle, Ernest Lavisse est bien l'une des puissances intellectuelles du moment : ce professeur de Sorbonne, membre de l'Académie française depuis 1893, exerce une influence profonde sur les pouvoirs publics en matière d'enseignement et régente une partie des carrières universitaires des historiens. Bien plus, son manuel d'histoire de l'école primaire - le "Petit Lavisse" -, publié depuis près d'un quart de siècle, a déjà été manié à cette date par des millions d'écoliers. Mais cette emprise sur la discipline historique va encore se renforcer avec la publication des premiers volumes d'une autre entreprise éditoriale dont il est aussi le maître d'œuvre : les vingt-sept volumes de l'Histoire de France (complétée par l'Histoire de France contemporaine).

Pierre Nora (Les lieux de mémoire) a montré que, dès 1881, l'idée d'une telle synthèse était déjà présente chez Lavisse, qui déclarait alors, en ouverture de son cours d'histoire du Moyen Âge à la Sorbonne : "L'histoire de la France est à faire, et ne sera faite que lorsque des escouades d'ouvriers munis de bons instruments auront défriché toutes les parties du champ". Dans l'esprit de son initiateur, un tel projet devait servir de ferment historiographique mais aussi, tout autant, de levain patriotique puisqu'il permettrait de "donner aux enfants de la France cette pietas erga patriam qui suppose la connaissance de la patrie". De cette idée initiale jusqu'à la première ébauche du projet éditorial, plus d'une décennie s'était encore écoulée : le contrat de Lavisse est signé en mars 1892. Dès lors, le chantier est ouvert où les "escouades d'ouvriers" - souvent très proches du maître : douze des vingt auteurs ont été ses disciples à l'École normale supérieure ou à la Sorbonne - œuvreront durant plusieurs décennies. Les derniers volumes de la première série - qui s'arrête à la Révolution - ne seront publiés qu'en 1911 et l'Histoire de France contemporaine paraîtra en neuf volumes entre 1920 et 1922. La gestation et la mise en œuvre de l'ensemble se seront donc étalées sur près d'un tiers de siècle !

Jean-François Sirinelli
professeur d'histoire contemporaine à l'Institut d'études politiques de Paris

Source: Commemorations Collection 2000