Page d'histoire : Publication de l'ouvrage de Cesare Beccaria, Des délits et des peines 1764

Monsieur le marquis de Beccaria (debout) et Monsieur le comte de Very
Dessin de Louis Carrogis dit Carmontelle, XVIIIe siècle
Chantilly, musée Condé
© RMN-Grand Palais (domaine de Chantilly) / René-Gabriel Ojéda

Depuis le XIXe siècle, les démocraties d’Europe abolissent progressivement la peine capitale pour les crimes de droit commun. Aujourd’hui, l’Union européenne réclame la mondialisation de l’abolitionnisme mis à l’ordre du jour en 2001. L’Europe renoue avec l’humanisme du marquis Cesare Beccaria né en 1738 à Milan. Après son collège chez les jésuites de Parme et son droit à l’université de Pavie, Beccaria revient à Milan sous main autrichienne depuis 1714. Il y fréquente le cercle de l’Accademia dei Pugni d’Alessandro et Pietro Verri. Professeur d’économie publique puis fonctionnaire à Milan dans l’administration viennoise jusqu’à sa mort en 1794, il publie anonymement en été 1764 à Livourne l’ouvrage qui l’immortalisera : Dei delitti e delle pene (Des délits et des peines). L’Europe des rois et des gibets en tremble !

Loué par les ténors des Lumières, ce best-seller réédité avec le nom de Beccaria est traduit dans toutes les langues. Défenseur de Jean Calas et du chevalier de La Barre, Voltaire salue l’« auteur humain du petit livre Des délits et des peines qui est en morale ce que sont en médecine le peu de remèdes dont nos maux pourraient être soulagés ». Même éloge en Angleterre : les juristes William Blackstone et Jeremy Bentham, théoriciens de la prison idéale, admirent Beccaria qui paraît en 1777 aux États-Unis. Thomas Jefferson le suit pour penser le droit pénal de la démocratie en Amérique. Beccaria est aussi combattu. Le 3 février 1766, l’Index romain censure son livre. Jésuites et magistrats hostiles à la « philosophie » pénale le fulminent. Pourquoi ce débat ?

Cent pages dans le sillage de Montesquieu pour qui les « hommes se gouvernent avec des lois modérées » : Beccaria sécularise le droit de punir dans le contrat social. Il n’incombe plus à la religion, mais aux lois de soutenir le glaive. En dépénalisant l’homosexualité et le suicide que réprouve la morale, il brise l’analogie entre péché, crime et châtiment. Il blâme la torture, il réprouve l’infamie et les supplices expiatoires qui flétrissent et brutalisent le justiciable. Il oppose la loi du code à l’arbitraire du juge. Surtout, Beccaria veut abolir la peine de mort pour les crimes de droit commun, en la maintenant pour ceux menaçant l’État. Délinquant par passion ou par misère, le criminel ne doit pas être tué comme l’ennemi à la guerre. Une société chrétienne qui interdit le suicide prohibera la peine capitale. Inutile, elle n’est pas un « droit » que l’individu aurait confié aux juges. Elle n’a jamais « rendu les hommes meilleurs », ni empêché le crime. Exemple de cruauté, elle reste moralement « nuisible ». Pire, elle mine la proportion entre les délits et les peines, puisqu’au XVIIIe siècle le voleur et l’assassin sont exécutés un peu partout en Europe. Contrairement à la réclusion perpétuelle que prône Beccaria, la peine de mort élimine le condamné sans le corriger. L’État l’abolira, car la loi doit protéger la vie de chacun. Il faut désincarner le droit de punir afin que le justiciable ne subisse plus la violence du châtiment physique. La peine juste se borne à neutraliser le condamné mis aux travaux forcés ou emprisonné.

Beccaria guide le souverain et le législateur éclairés. En 1786, le grand-duc Pierre-Léopold de Toscane s’en inspire lorsque – première mondiale – il supprime en ses États la peine capitale. En France, les rédacteurs du Code pénal (1791) le suivent en remplaçant les supplices par la prison – même s’ils gardent la peine capitale, abolie en 1981 par la ténacité d’un lecteur de Beccaria, Robert Badinter. Adulé ou combattu, Beccaria annonce le régime pénal de l’État de droit né de la Révolution. Il a brisé la culture de la mort pénale. Son humanisme augure un processus inéluctable : l’abolition universelle de la peine capitale que le 250e anniversaire de la publication du livre de Beccaria actualise.

 

Michel Porret
professeur d’histoire moderne
UNIGE – faculté des Lettres
département d’histoire générale
équipe DAMOCLES

Source: Commemorations Collection 2014

Liens