Page d'histoire : Jacques Copeau Paris, 4 février 1879 - Beaune, 20 octobre 1949

Copeau dans le rôle de Scapin. Théâtre du Vieux-Colombier,1920
© Collection Viollet

“Je ne suis pas de ceux qui suivent et obéissent. Je suis de ceux qui précèdent et commandent", écrivait Copeau le jour de l'an 1896. Forfanterie adolescente d'un garçon infatué jetant sa gourme ? Certes. Mais, par une étrange prémonition, la formule du jeune Jacques en rébellion contre sa famille et contre la bêtise d'une existence convenue va pouvoir s'appliquer à Copeau dans toutes les circonstances de sa vie de créateur. Jamais il n'a douté de ses possibilités, jamais non plus il ne s'est contenté de ce qu'il avait obtenu. De là l'empreinte originale dont toutes ses réalisations sont marquées. Il a su très tôt quelle mission régénératrice serait la sienne, en un monde artistique aveuli, blasé ou complaisant. Le jeune homme qui écrivait à sa fiancée, le 27 août 1898, "Il faut mériter, vouloir et provoquer la vie" est toujours resté fidèle à cet exigeant programme. Rien de ce qu'il a entrepris ne peut laisser indifférent.

Né à Paris dans un milieu petit bourgeois de fabricants et de commerçants (boucles, agrafes, ceinturons, étriers), il connaît une enfance rêveuse, dominée par une vive sensibilité, une sensualité précoce, un sens aigu de l'observation et une imagination fertile. Il se passionne pour L'Iliade et L'Odyssée, et il joue à incarner seul, en plein air, les héros homériques. Il dévore drames et mélodrames et adore les soirées de l'Ambigu et de la Porte-Saint Martin. Au Lycée Condorcet, suivant les cours de Jean Izoulet, il sent s'éveiller une vocation de philosophe... Tout en préparant le baccalauréat, il découvre d'Annunzio, Ibsen, fréquente le Théâtre-Français, écrit des comédies, notamment Brouillard du matin, créée au Nouveau Théâtre en mars 1897. Consécration suprême pour l'ambitieux garçon de dix-neuf ans : Francisque Sarcey en parle dans Le Temps !

Reçu bachelier, il s'inscrit en philosophie à la Sorbonne, mais le théâtre l'attire davantage, et le pitoyable état politique et moral de la France déchirée par les remous de l'Affaire Dreyfus suscite sa colère : la condamnation de Zola l'indigne et l'émeut aux larmes. Il se mêle heureusement à la vie littéraire et artistique, il découvre Wagner, s'engoue de la Correspondance de Flaubert et songe, début 1901, à fonder une Revue d'Art dramatique... Mais la mort de son père, en juin 1901, met brutalement fin à cette période d'éclectique amateurisme. Pour sa mère et ses deux sœurs, il tente de reprendre la direction de l'usine familiale : fiasco total - là n'est pas sa voie... En novembre 1901, il a la révélation des Nourritures terrestres dont, sans le connaître, il tutoie l'auteur dans son Journal. il lit dès parution L' Immoraliste et, du Danemark où il est allé épouser Agnès Thomsen (qui lui donnera trois enfants), il écrit à André Gide. Commence ainsi une amitié, une complicité intellectuelle exceptionnelles. Copeau, dès lors, se tourne définitivement vers les arts et la littérature. Il publie plusieurs textes dans L'Ermitage, est chargé de la critique dramatique au Théâtre (de 1905 à 1914) et à La Grande Revue (de 1907 à 1910), travaille comme vendeur de tableaux à la Galerie Georges Petit de 1905 à 1909 et adapte pour la scène, aidé de Jean Croué, Les Frères Karamazov, créé au Théâtre des Arts le 6 avril 1911 avec Charles Dullin.

En octobre 1908, Copeau collabore, ainsi que Gide, Schlumberger, Ghéon, Ruyters et Drouin, à la création de La Nouvelle Revue Française dont il sera le directeur en 1912-1913. Et, au printemps 1913, soutenu par l'exigence de qualité de tout le groupe, il décide de fonder un théâtre. Il lance un Appel à la jeunesse "pour réagir contre toutes les lâchetés du théâtre mercantile" et au public lettré "pour entretenir le culte des chefs-d'œuvre classiques, français et étrangers". Le petit Théâtre du Vieux-Colombier s'ouvre le 22 octobre 1913 et s'impose d'emblée par la stylisation poétique de la mise en scène et l'expressivité sans ostentation du jeu des acteurs - parmi lesquels Charles Dullin, Louis Jouvet (qui est aussi l'éclairagiste et le régisseur), Blanche Albane, Suzanne Bing... La première saison s'achève sur le triomphe de La Nuit des Rois, spectacle que même les plus réticents s'accordent à admirer, et qui marque les mémoires.

Pendant la guerre, réformé pour début de tuberculose pulmonaire, Copeau songe à la réouverture et surtout à la création d'une École de comédiens, tant il est persuadé que le salut du théâtre passe par les enfants et les adolescents non déformés encore par l'enseignement traditionnel du Conservatoire. Il projette une formation totale, incluant culture générale, musique, rythmique, gymnastique, improvisation, mimes et jeux de masques. Il rencontre Jaque-Dalcroze, Gordon Craig, Adolphe Appia, avant d'être chargé par Clemenceau de la "propagande française" aux États-Unis.

Les deux saisons que Copeau va vivre avec sa troupe à New York (grâce aux sursis accordés aux comédiens mobilisés), de novembre 1917 à juin 1919, sont pour lui et pour ses rêves une douloureuse épreuve : comment, dans une société de profits, assurer la perfection d'un répertoire changeant chaque semaine ? Copeau s'y épuise, atterré de voir certains de ses acteurs, comme Dullin, céder au climat délétère du "spectacle". Il rentre en France vieilli et inquiet. Pourtant il rouvre son théâtre en février 1920. Plateau en ciment, système de praticables, fort peu d'éléments décoratifs : Copeau s'approche de son idéal du "Tréteau nu" au seul service du texte dramatique et de la poésie. Il retrouve son énergie au contact des jeunes qui fréquentent son École une abnégation passionnée Suzanne Bing. L'École, que Jules Romains dirige en 1921-1922, réunit dans un climat d'émulation fraternelle une quinzaine de jeunes gens dont Marie-Hélène Copeau (Maiène), Jean Dorcy, Aman Maistre, Jean Dasté... En marge de cette formation, des "Cours publics" et des "Conférences" où l'on peut entendre Thibaudet, Rivière, Jaloux, Valery Larbaud, Ghéon, Valéry....

Hélas, l'enthousiasme des jeunes et les indéniables réussites auxquelles ils parviennent dans leurs exercices ne peuvent libérer Copeau des soucis matériels ni surtout de l'insatisfaction : La Maison natale, un drame qu'il portait en lui depuis 1901 et qu'il a créé en décembre 1923, n'a suscité qu'incompréhension et déception - même chez ses amis. Travaillé d'inquiétudes religieuses, Copeau aspire, au moins pour un temps, au ressourcement loin de Paris. En avril 1924, il annonce la fermeture du Vieux-Colombier et le transfert en Bourgogne de son École. Las ! Faute d'argent, l'École elle-même est dissoute en février 1925.

Michel Saint-Denis, le neveu de Copeau, dirige alors un petit groupe de jeunes acteurs fidèles à l'esprit du Vieux-Colombier, "les Copiaus", installés à Pernand-Vergelesses et qui, jusqu'en 1929, vont tourner en Bourgogne et à l'étranger (Belgique, Suisse, Hollande, Italie...) avec un réel succès, avant la fondation par Michel Saint-Denis de la Compagnie des Quinze...

De 1926 à 1938, Copeau multiplie les "lectures dramatiques", assure la critique théâtrale aux Nouvelles littéraires de novembre 1933 à février 1935 et, surtout, retrouve les origines du théâtre antique en mettant en scène, en plein air, pour le mai florentin, Santa Uliva (1933), Savonarole (1935) et Comme il vous plaira (1938). En 1936-1937, il monte à la Comédie-Française Le Misanthrope, Bajazet, Asmodée de Mauriac et Le Testament du Père Leleu de Roger Martin du Gard. En mai 1940, administrateur provisoire de la Comédie-Française, il y met en scène Le Cid avec Jean-Louis Barrault. Il démissionne en mars 1941, publie Le Théâtre populaire et termine Le Petit Pauvre, une histoire de saint François d'Assise. Assombri par la guerre et la maladie, il peut encore assurer, en juillet 1943, la mise en scène du Miracle du pain doré dans la cour des Hospices de Beaune, avec l'assistance d'André Barsacq. Il meurt le 20 octobre 1949.

Miracle d'intensité rayonnante : la pérennité du Vieux-Colombier et de son École est inversement proportionnelle à sa durée effective. Jacques Copeau, semeur de graines, n'avait pas tort de miser sur la jeunesse et l'avenir pour rendre au théâtre sa vertu contestataire et libératrice, et d'écrire comme un fier défi dans son Journal : "Ceux qui casseront les vitres me devront leur marteau".

Claude Sicard
professeur émérite à l'université de Toulouse-le-Mirail

Source: Commemorations Collection 1999

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