Page d'histoire : L'investiture de Pierre Mendès France 18 juin 1954

Pierre Mendès-France

Quand il monte à la tribune de l’Assemblée nationale, le 17 juin 1954 vers 15 heures, pour solliciter l’investiture du gouvernement que le président Coty l’a chargé quatre jours plus tôt de former, Pierre Mendès France est, à 47 ans, un homme d’expérience. Il a même celle de l’épreuve qu’il aborde ce jour-là. Un an plus tôt, le précédent chef de l’État, Vincent Auriol, lui avait confié la même mission, mais il lui avait alors manqué 13 voix pour être investi.

Celui qu’à l’exemple du journal l’Express, son plus notoire porte-parole, chacun va appeler « PMF », est une figure de la vie politique française (où il est entré dans les rangs du parti radical) depuis près de vingt ans. Plus jeune député de France en 1932, il a été appelé – dès 1938 – par Léon Blum à faire partie de son deuxième gouvernement comme secrétaire d’État au budget. Arrêté par Vichy, condamné pour « désertion » alors qu’il a fourni toutes les preuves de son acharnement au combat en 1940, évadé de la prison de Clermont-Ferrand, il a combattu dans l’aviation des Forces françaises libres avant d’être fait par le général de Gaulle ministre de l’Économie nationale de son gouvernement -provisoire. En désaccord avec l’homme du 18 juin sur la stratégie financière après la Libération, il a démissionné en mars 1945, non sans recevoir un vibrant hommage de son chef de file.

Depuis avril 1945, il est à la fois représentant de la France au Fonds monétaire international, et avocat, au Palais Bourbon, d’une politique conduisant, par la négociation, à la fin de la guerre d’Indochine. Car selon lui, ce conflit impose à la France un fardeau qui interdit son redressement. C’est cette prise de position inflexible qui a détourné le président Auriol, jusqu’en 1953, de l’appeler à la tête du gouvernement, sachant qu’il en est le plus digne, sa politique indochinoise n’ayant pas de majorité à la Chambre. Mais entre-temps, il y a eu la défaite de Diên Biên Phu, le 7 mai 1954, 32 jours avant la séance d’investiture et l’ouverture d’une conférence à Genève, réunie en vue de la recherche de la paix. La voix de Cassandre, qui n’était pas entendue avant le désastre, apparaît comme celle du Sage, de l’indispensable syndic de faillite.

Pierre Mendès France ne voudrait pas se laisser enfermer dans ce rôle. Il a bien d’autres projets. Mais il sait bien que c’est pour cela qu’il a été appelé, et que c’est sur ce terrain qu’il lui faut se battre. Il va le faire avec un esprit de décision et une imagination tactique exceptionnels : a) en faisant connaître à la Chambre que s’il n’a pas obtenu à la Conférence de Genève le cessez-le-feu dans un délai d’un mois, le 20 juillet, il remettra la démission de son gouvernement après avoir envoyé le contingent français sur le front indochinois ; b) qu’au moment du décompte de la majorité nécessaire, il ne tiendra pas compte des 71 voix du parti communiste (5 millions d’électeurs, alors …) qui vient de lui apporter son soutien : car il estime que ces suffrages émanent d’hommes trop liés à l’adversaire pour que le compromis recherché ne soit pas entaché de suspicion, et n’encourage ses interlocuteurs à une intransigeance accrue.

Le fait est que cet apport de voix ne lui sera pas nécessaire pour obtenir, aux premières heures du 18 juin 1954, une très confortable majorité : 419 bulletins sur 466. Le mandat est clair, et le soutien de l’opinion massif, comme en témoignera la presse du lendemain, qui salue, avec André Siegfried, cet audacieux « ultimatum lancé à soi-même ». Les militaires surtout, connaissant l’état désastreux des positions françaises en Indochine, se félicitent de la brièveté des délais ainsi imposés aux négociateurs, ceux qui parlent au nom de la France ne disposant, selon l’un d’eux, que « du 2 de trèfle et du 3 de carreau ».

On sait que le cessez-le-feu fut signé à Genève le 21 juillet 1954 à 3 heures du matin, ouvrant la voie à un partage provisoire du Vietnam (qui devait se prolonger pendant 20 ans). Rentrant à Paris, le président du Conseil se garda d’exprimer le moindre triomphalisme, parlant des clauses « cruelles » auxquelles il avait fallu consentir. Mais l’approbation de l’opinion fut aussi massive que celle de l’Assemblée.

Restait, après cette chirurgie nécessaire, la cure de vérité et d’énergie qu’exigeait la situation du pays. Le praticien avait son plan mais la majorité de la classe politique ne l’avait soutenu qu’en tant que négociateur. Elle devait bientôt faire défaut au reconstructeur.

Jean Lacouture
journaliste-écrivain

Source: Commemorations Collection 2004

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