Document d'archives : Entretien d'Arnaud Nourry, président directeur général du groupe Hachette Livre.

Contenu :

  • Présentation du témoin (00:00:00 - 00:01:03). Arnaud NOURRY se présente (il a 60 ans, 3 enfants). Entré chez Hachette il y a 30 ans, il en est à présent le Président-Directeur général. Il a été diplômé de l'ESCP en 1982, il est également titulaire d'un master de sociologie (Paris Dauphine), il a ensuite travaillé 5 ans dans le conseil.
    Arnaud NOURRY présente ensuite Hachette, qui est un groupe depuis 17 ans.
  • Description de l'entreprise (00:01:04 - 00:02:24). Arnaud NOURRY déclare qu' Hachette Livre n'est plus une entreprise mais un groupe, devenu une des grandes entreprises culturelles en France. Hachette est un éditeur de livres, depuis 1826 (archives classées Monument historique, fondateur Louis Hachette). Le groupe Hachette a racheté beaucoup de maisons, son chiffre d'affaires s'élevant à présent à plus de 2 milliards d'euros. Un tiers de son activité est en France, où il possède des marques prestigieuses comme Grasset, Fayard, Hatier, Larousse... Cependant 45% de son activité se fait en langue anglaise  (25% aux Etats-Unis, 20% en Grande-Bretagne et dans le Commonwealth). Le témoin donne des chiffres clés sur le groupe : 17 000 livres édités par an dans une dizaine de langue. Le témoin déclare que le groupe est un groupe international, puissant, troisième éditeur dans le monde.
  • Description du poste (00:02:25 - 00:03:58). Le témoin présente son poste de Président-Directeur général, qui n'est pas celui d'éditeur (dans les bonnes années, il amène un ou deux livres). Mais son poste consiste à actualiser une vision du livre, à suivre l'évolution du livre et de ses marchés, et de proposer des projets ainsi que la destination du groupe pour les 5 ans à venir, de la proposer aux actionnaires (groupe Lagardère) et de la mettre en œuvre. Le témoin déclare que son poste consiste aussi à accueillir des talents, à les recruter et les faire réussir. Il doit également faire tourner une machine lourde, car en plus de la création, le métier est très opérationnel (ex : gestion des entrepôts dans les Yvelines, où sont manipulés un million de livres par jour, pour 90 000 références et 15 000 clients). Le témoin résume en déclarant que son poste est très opérationnel et quotidien, et en même temps dans la projection.
  • Prise de conscience de la gravité de la situation (00:03:59 - 00:05:24). Arnaud NOURRY a eu la chance d'avoir un directeur des Ressources humaines (DRH), qui a travaillé à l'AP-HP au moment de l'alerte sanitaire des grippes aviaires, et a été en mesure d'alerter sur les signaux faibles. Le DRH du groupe a donc fait acheter des masques, en avance. Même si le groupe n'avait pas prévu l'ampleur de la catastrophe, il s'était préparé dès le mois de janvier 2020. Sinon la prise de conscience de la crise a été réalisée comme tout le monde via les médias et avec la décision du confinement massif. Le témoin déclare que le groupe a alors été pris au dépourvu.
  • Réactions à chaud en tant que personne et chef d'entreprise (00:05:25 - 00:07:14). Arnaud NOURRY n'a pas souvenir d'avoir eu une réaction particulière en tant que personne, car le niveau de stress ressenti en tant que patron a laissé peu de place à autre chose. Il s'est simplement assuré que ses trois enfants prenaient les bonnes dispositions, puis il s'est concentré sur la partie professionnelle, car il a fallu prendre beaucoup de décisions en fonction des pays et des incitations gouvernementales et des situations sanitaires diverses (ex. : l'Italie a été touchée très tôt par la première vague). Le témoin déclare que la période a été d'une complexité tout à fait rare.
    Le groupe avait commencé le télétravail un an avant le début de la crise, à la demande des jeunes salariés. L'infrastructure en France était donc déjà prête, alors que dans d'autres pays, comme l'Espagne, il n'y avait pas encore eu de test.
  • Conséquences immédiates du confinement (00:07:18 - 00:12:19). Arnaud NOURRY déclare qu'en première conséquence, lui et ses collaborateurs ont changé de vie, en se repliant sur leur domicile, parfois en dehors de Paris. Il y a alors eu un basculement dans un mode de vie nouveau que personne n'avait imaginé, avec une adrénaline et un niveau de stress d'une intensité telle qu'elle a maintenu les institutions en vie selon lui.
    Le témoin évoque un process de création permanent : tous les projets lancés avaient une inertie qui a permis à l'organisation de fonctionner tout en changeant toutes les 48 heures. cependant, il n'y a pas eu d'impact particulier dans le fonctionnement de l'entreprise. En revanche l'effort d'adaptation a été complexe et permanent en aval (fabrication, rentrée en stock, mise en vente, envoi vers les points de vente), ce qui a nécessité un ajustement permanent (ex. : incertitude sur la fermeture des librairies). Finalement le groupe a compris que le marché du livre allait passer de 100 à 25 (avec la fermeture des établissements comme les FNAC, Cultura, etc.). Il a alors fallu trouver un moyen d'alléger les coûts sans fermer (décision la plus complexe).
    Le témoin déclare qu'il n'a pas appris à l'école à manager en tant que pandémie. D'un côté, il y avait les discours du gouvernement sur la nécessité de continuer à travailler (garder les entrepôts ouverts), et de l'autre côté les représentants des salariés refusaient d'être de la chair à canon et d'être exposés aux risques sanitaires. Les décisions étaient très compliquées à prendre et qu'il ne sait pas si le groupe a pris la bonne décision. Avec son équipe, il a donc fait appel uniquement à des volontaires, en restant ouverts.
    Le témoin parle ensuite des procédures liées au chômage partiel qu'il fallait remplir en des temps courts, et après consultation des partenaires sociaux, et en Visio. Le groupe a tout réinventé, mais qu'il pense que la décision de rester ouvert a été la bonne (un quart du chiffre d'affaires a été sauvé). Il est par ailleurs très difficile de fermer un entrepôt totalement car pour le réouvrir, il faut tout réinitialiser. Le déconfinement a été plus facilement géré.
    Le témoin conclut en disant que le groupe a appris tous les jours, et a trouvé des solutions probablement pas mauvaises selon lui. Le témoin revient sur la notion de "produits essentiels". Selon lui, le livre l'est car les Français ont consommé des livres au même niveau que les années précédentes. Le témoin conclut en disant que l'année 2020 sera convenable.
  • Au cœur de la crise, décisions les plus fortes à prendre (00:12:20 - 00:15:40). Arnaud NOURRY détaille ses trois plus fortes décisions.
    Tout d'abord maintenir l'activité logistique ouverte pour donner aux clients ouverts la possibilité de vendre des livres, et donc aux lecteurs d'en acheter (décisions difficiles car 150 à 200 personnes étaient exposées à une vie collective même s'il y avait du gel, des masques, etc.).
    Ensuite ne pas compenser la perte de salaires avec le chômage partiel. Le témoin déclare que c'était injuste car la décision impactait surtout les salaires les plus faibles, ce qui ne correspond pas aux valeurs du groupe. Il a été fait appel à des volontaires, que s'il y avait eu compensation, il n'y aurait pas eu de volontaires. Le groupe a été obligé de pénaliser les salaires les plus faibles pour permettre à l'entreprise de continuer à vivre, ce qui est contre intuitif (il a fallu 1 ou 2 jours pour prendre cette décision). Le témoin déclare que la perte de salaire a été compensée rétroactivement en décembre 2020.
    Enfin, la troisième décision (pas forcément difficile, car généreuse) a consister à ne pas mettre trop de personnes au chômage partiel pour ne pas ajouter du stress au stress (ex. : les services commerciaux, financiers, etc.). Le témoin déclare qu'il a voulu ainsi envoyer un message de solidité de l'entreprise, et que même si les salariés n'étaient pas occupés à temps plein, il ne voulait pas les mettre à temps partiel. Le témoin déclare qu'il avait précisé en amont que cette décision était effective pour quelques mois uniquement. Le témoin déclare que la décision a été bien perçue.
  • Changements survenus pendant le confinement qui vont perdurer (00:15:41 - 00:19:10). Pour Arnaud NOURRY, le principal changement est le fait que les réticences au télétravail ont été levées. Il évoque la situation avant la crise sanitaire : le groupe Hachette est dirigé par des personnes ayant entre 50 et 60 ans, qui considéraient il y a 3 ans que le télétravail n'était pas sérieux. Le témoin rappelle que le groupe en France est composé à 70% de femmes, avec une moyenne d'âge basse, ayant souvent de jeunes enfants et une aspiration réelle au télétravail. Il était impossible pour le groupe de concilier les deux avis. Le témoin déclare qu'il avait personnellement décidé de faire un test de télétravail en 2019, sans concertation préalable avec le comité de direction. Le témoin déclare que les réticences sont désormais levées et que le télétravail apporte : confiance, liberté, avec des outils numériques performants pour accompagner les salariés. Le groupe sait que désormais le fonctionnement de l'entreprise sera organisé partiellement en télétravail (négociation avec les partenaires sociaux obligatoires). Le témoin conclut que c'est le vrai changement lié à la crise.
    Le témoin déclare que, comme l'édition est un métier de création, la crise a permis en particulier de redécouvrir qu'il est indispensable d'être ensemble (comparaison avec d'autres secteurs administratifs). Le témoin parle de la particularité de ce secteur du groupe (beaucoup de relations informelles, créativité, brainstorming). Il y a donc actuellement un double mouvement : le télétravail est bien, mais il faut que l'entreprise réserve des moments d'interactions sociales pour que la créativité soit au meilleur niveau  pour pouvoir publier 17 000 livres par an.
  • La plus belle victoire ou réussite ou la plus grande fierté (00:19:12 - 00:21:07). Arnaud NOURRY déclare qu'il est difficile de répondre à cette question. Ce qui a été déterminant a été le dialogue de responsabilité et de qualité avec les partenaires sociaux pendant cette période, ce qui n'était pas évident au départ, les partenaires sociaux défendant au départ une situation d'extrême prudence (fermeture totale). Le témoin déclare que ce dialogue est ce qui l'a le plus frappé comme évolution très positive (se retrouver sur l'essentiel : comment faire survivre l'entreprise). Le témoin déclare qu'il avait fait comprendre aux partenaires sociaux qu'une compensation de la perte de salaire en décembre était envisagée, et qu'ils lui ont fait confiance.
  • Actions au déconfinement (00:21:08 - 00:27:16). Arnaud NOURRY déclare que la première action a été mise en place dès le premier jour du confinement, car dès ce moment la question s'est posée de comment redémarrer, et donc de comment maintenir les équipes en alerte pendant le confinement. Le redémarrage du groupe dépend de celui des clients, ce qui était compliqué à prévoir. Le groupe s'est quand même mis à travailler au déconfinement dès le début du confinement. Par exemple, le groupe a fait arrêter l'activité des imprimeurs pendant le confinement pour ne pas avoir des stocks insensés. Ensuite la question de la date de reprise de la production se posait pour pouvoir alimenter les points de vente en produits récents lors du déconfinement.
    Le témoin déclare que la principale difficulté a été de parier sur un scénario de reprise de l'activité commun à tous les acteurs (la FNAC voulait un redémarrage immédiat, les librairies voulaient un redémarrage doux, certains ne voulaient pas de publications récentes avant le 15 juin, pression des auteurs...).
    Ce qui a rendu le déconfinement facile est que tout le monde s'est trompé, dans le bon sens : les Français se sont précipités pour acheter des livres, le niveau de consommation a été exceptionnel dès le 15 mai. Le témoin déclare que les mois de juin et mai ont été les meilleurs de l'histoire du groupe (rattrapage quasiment des deux mois de fermeture). Comme le groupe n'a pas abusé du chômage partiel pour la partie aval, cela a permis de réaccélérer vite  et de traiter un volume d'activité fort. L'organisation a été réinventée dans les entrepôts, car les collaborateurs ne devaient pas se croiser à moins de 3 mètres par exemple. Le témoin déclare qu'il a été plus facile de réinventer un mode d'organisation pour faire un chiffre d'affaire non espéré car tout le monde se mobilise dans ces conditions favorables de reprise. Le déconfinement a été un vrai bonheur sur cette partie.
    Le témoin parle ensuite des équipes : suivi strict des réglementations du gouvernement (décalage des horaires, télétravail recommandé, réouverture progressive des sites, changer la formule de la cantine) pour accompagner cette fin de crise. Tous les services support (Ressources humaines, services généraux, informatique...) se sont adaptés et ont inventé des solutions nouvelles. Le témoin a été stupéfait du niveau de mobilisation et de créativité des gens  pour préparer la réouverture.
  • Impact de la crise sur la stratégie (00:27:17 - 00:31:01). Arnaud NOURRY confirme les réponses qu'il a déjà données à cette question : la crise n'a eu aucune conséquence sur la stratégie de l'entreprise. Il ne peut donner des indications sur le chiffre d'affaire 2020, mais qu'il sera du même ordre de grandeur qu'en 2019. Le témoin conclut que l'année a été bonne en France et que c'est la preuve que la stratégie était la bonne, que le groupe a traversé cette crise avec une grande agilité.
    Arnaud NOURRY parle ensuite des autres pays. En Angleterre, les bureaux sont toujours fermés depuis mars 2020 (soit au moins un an sans vie collective, comme aux Etats-Unis). Le témoin déclare que le fait qu'Hachette soit sur différents territoires a permis au groupe de bénéficier de la consommation de formats numériques audio de livres dans certains pays anglosaxons (ce qui représente 45% de leur chiffre d'affaires, meilleure année que 2019). Le groupe fait probablement partie des rares industries qui vont pouvoir clore cet épisode en se disant que tout est validé. Le livre est un produit de consommation et de culture, pas cher, accessible à tous, vendus dans beaucoup de points de vente (au moins les ventes en ligne). Le groupe a bénéficié de la crise car les gens sont obligés de rester chez eux, donc de consommer des programmes télévisés, des séries et des livres. Il anticipe une décrue du marché du livre car les gens vont être contents de reprendre leurs activités autres. Le témoin conclut en précisant que peu de patrons doivent tenir un discours aussi tranquille.
  • Enseignements tirés de la période (00:31:03 - 00:32:46). Pour traverser une crise aussi intense, il faut un collectif d'hommes et de femmes solides, engagés, solidaires (le patron met son cerveau à disposition et son bon sens, mais ne peut rien faire d'autre). Le témoin déclare qu'il faut avoir des gens de très haut niveau, qui ont les mêmes valeurs et qui partagent sans aucune limite leur intérêt pour la survie de l'entreprise. C'est ainsi qu'on trouve la solution. Cette dynamique doit embarquer les partenaires sociaux (c'est essentiel). La situation peut être plus compliquée dans des entreprises où la culture du bien commun est moins forte. L'agilité de la culture d'entreprise du groupe a aidé, car les gens savent pourquoi ils travaillent chez Hachette et ils se sont mobilisés à fond, parfois au-delà du raisonnable.
  • Appréhension des prochains mois (00:32:47 - 00:36:46). Arnaud NOURRY déclare que l'épuisement des équipes est inquiétant. Paradoxalement, le premier confinement, pourtant le plus dur a été traversé en apnée, alors que la séquence depuis le 15 octobre est plus pénible à vivre (approche de l'hiver, attente des vaccins). Le groupe a reçu des appels au secours (les partenaires sociaux ont fait remonter qu'il fallait laisser les gens revenir au moins une journée par semaine). Il évoque la lassitude des salariés et son inquiétude de voir les plus talentueux quitter le groupe pour une reconversion ou une volonté de changer de vie. Il a peur que cette lassitude se traduise par un déficit de créativité, et donc un niveau d'activité insuffisant pour 2021-2023.
    Arnaud NOURRY évoque une deuxième inquiétude quant à l'avenir lorsque l'oxygène qui fait actuellement vivre les foyers et permet de maintenir l'activité viendra à manquer. Il s'interroge sur les répercussions sur le niveau de consommation, l'ambiance sociale, les élections,,. De plus, les années de campagne électorale ne sont jamais bonnes pour le livre. Il revient sur la possibilité de chute de consommation de livres quand les gens auront la possibilité de faire autre chose. Le groupe a bénéficié de la pandémie comme Netflix, mais il y a une possibilité d'être pénalisé à la fin de l'épidémie, et une incertitude pour la sortie de crise du pays. Le groupe est très vigilant, voir inquiet.
  • Verbatims (00:36:48 - 00:37:51). Arnaud NOURRY a trouvé que la démarche était originale, très nouvelle et n'avait jamais été sollicité pour parler de ce genre de chose. Il trouve drôle d'imaginer que peut-être des étudiants dans 10 ans, dans 20 ans, écouteront le son de sa voix, parce qu’ils seraient en train de s'interroger sur comment à cette époque-là, en 2020, les gens qui faisaient si peu attention à l'environnement, ont géré cette crise.
  • Sujets non abordés lors de l'entretien (00:37:52 - 00:38:08). Le témoin déclare qu'il n'y en a pas et remercie l'enquêtrice.

Cote :

2021 12 34

Informations sur le producteur :

Arnaud Nourry intègre le groupe Hachette Livre en 1990. Il en est nommé président directeur général en 2003. La maison d'édition Hachette est créée en 1826.

Description :

Mise en forme :
Classement définitif

Conditions d'accès :

article numérisé (numérisation en ligne ou à demander auprès des ANMT)

Conditions d'utilisation :

Toute exploitation d’extrait est soumise à l’autorisation préalable des ayants droit. Elle devra faire mention du projet « Mémoire des entreprises au temps de la covid-19 » et de ses partenaires, en les citant. L’exploitation commerciale de ces enregistrements entraînera une négociation entre les coauteurs et le diffuseur.

Description physique :

Entretien mené par dictaphone et conduit par Perles d'Histoire. Durée : 0:38:08.

Institutions :

Hachette Livre

Thèmes :

éditeur

Type de document :

document audiovisuel

Où consulter le document :

Archives nationales du monde du travail - ANMT

Archives nationales du monde du travail - ANMT

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