Page d'histoire : Marsile Ficin Figline, Val d' Arno, 19 octobre 1433 - Florence, 1er octobre 1499

Zacharie au Temple par Domenico Ghirlandaio (détail : Marsile Ficin), entre 1486 et 1490

Selon une tradition colportée par les Scholia de l'alchimiste-médecin Paracelse, le florentin Marsile Ficin serait mort plus que centenaire, à cent huit ans, au terme d'une longévité obtenue par les moyens miraculeux d'un savoir occulte et primordial. S'il n'en est rien, puisque Ficin mourut dans sa merveilleuse ville de Florence à soixante-six ans, il y a cinq siècles exactement, une légende néanmoins plus troublante entoure cette disparition. L'un des anciens biographes de Marsile, sous l'inspiration sans doute d'un épisode présent chez Pline et chez Sénèque, s'est plu à narrer que le jour de sa mort, le 1er octobre 1499, Ficin envoya un message prémonitoire à son plus cher ami, Mercati, sous la forme d'un cavalier spectral, monté sur un cheval blanc et qui s'annonça par cette clameur : "ces choses-là sont vraies ! ", entendez les réalités de la survie et de l'autre monde. Voilà qui suffit à évoquer une atmosphère et une doctrine, une époque aussi, celle de la Florence des Médicis où les dialogues de Platon et ceux d'Hermès Trismégiste, les traités de Plotin et les commentaires de Proclus, traduits et publiés par Ficin entre 1463 et 1497, étaient l'objet de ces débats entre Humanistes que suscitent toutes les hautes découvertes. Des noms viennent sous la plume : Leon Battista Alberti, Cristoforo Landino, Pic de la Mirandole, Ange Politien, Ermolao Barbaro, Michel Marulle, Alde Manuce, tous liés, de près ou de loin à travers l'Italie, à la grandiose renaissance de la pensée grecque orchestrée par Marsile.

Fils d'un médecin du Val d'Arno, - somptueuse vallée qui s'étend de Florence à Arezzo -, très tôt mis à l'étude de Galien, d'Hippocrate, d'Aristote, d'Averroès et d'Avicenne, c'est tout jeune encore, comme il nous le raconte lui-même dans les préfaces au De Vita et à l'édition de Plotin, que Ficin avait trouvé un second père "selon Platon" en Cosme de Médicis, banquier, lettré et fondateur de dynastie. Cosme avait aspiré à voir refleurir l'ancienne Académie d'Athènes en Toscane, mû par une inspiration quasi surnaturelle, durant le fameux Concile de Florence en 1439. Alors, des sages byzantins tels que Pléthon et Bessarion, des artistes et des architectes tels que Donatello et Brunelleschi, des intellectuels tels que Traversari et Bruni se croisaient sur les places, dans les cloîtres de Florence et surtout dans ces églises où l'on pouvait voir, au cours de spectacles savants et mystiques, des anges tourner sous des coupoles célestes, qui évoquaient les étincelantes visions du Paradis de Dante. Faire de Florence la capitale de l'esprit gréco-latin, c'était pour Cosme plus qu'un rêve, un dessein religieux et politique où les calculs du pouvoir entraient autant que l'idéal de continuité, de stabilité entre les lois de la cité et entonnant les chants d'Orphée pour le maître de Florence, laisse entendre, au-delà des légendes, qu'une harmonie nouvelle, partout inscrite dans les villes humaines et dans les cieux, doit inspirer la direction des peuples.

Après la mort de son père adoptif, c'est de Pierre de Médicis puis de Laurent le Magnifique que Ficin attendra son soutien. Auteur et traducteur fécond, doué d'un sens de la pensée antique tellement hors du commun qu'aujourd'hui encore ses interprétations peuvent parfois guider l'érudition moderne, Marsile Ficin a donc édité en latin, c'est-à-dire restitué à l'Occident, Platon, Plotin, Porphyre, Jamblique, Synésios, Proclus, Priscien de Lydie et Hermès Trismégiste ; il a su donner une voix et une pensée entièrement nouvelles aux études humanistes, en des ouvrages inspirés, telle sa Théologie Platonicienne de L'Immortalité des âmes (1482), ou empreints d'hérésie et de sciences occultes, tels ses De vita libri tres (1489). Du sein de son "Accademia di Careggi", - d'après le lieu d'un petit domaine donné par les Médicis -, et qui ne fut rien d'autre qu'un cénacle libre et sans règles, un réseau florentin, italien, puis européen d'auditeurs, de correspondants, de "coplatoniciens" fidèles, Marsile n'entretenait rien moins que le feu sacré d'un culte intellectuel, hors normes, au-dessus des universités et des dogmes, à l'image de cette flamme qui brûlait, dit-on, chez lui sous le simulacre de Platon. Il n'est que de lire les lettres enthousiastes de Pic de la Mirandole, attiré en 1485 à Florence comme tant d'autres après lui par l'attrait d'un savoir inégalé et par l'espoir d'accéder à la vraie science de Platon, soit encore d'imaginer la source de sagesse antique, d'intelligence philologique que poupouvait représenter la ville de Ficin chez les lettrés d'alors, qu'ils fussent hongrois comme Pannonius, allemand comme Reuchlin, anglais comme Colet, pour comprendre comment a pu naître et se répandre une vague d'engouement "ficinien" parmi tous les doctes de l'Europe.

Mais puisqu'on parle ici surtout au nom de la France qui célébrera Ficin en 1999, avec des tables rondes, des séminaires et un grand colloque international, je rappellerai que l'un de nos plus grands humanistes, ce Jacques Lefèvre d'Étaples, traducteur de la Bible, éditeur français du Pimandre (traduit par Marsile) et de Nicolas de Cuse, égal et ami d'Érasme et de Budé, n'avait qu'un seul mot pour désigner Ficin, pour évoquer le philosophe de Florence : "pater meus", "mon père". Ce père néoplatonicien des études classiques et européennes étant aussi un prosateur génial, un penseur pénétrant et mélancolique, un esprit imaginatif et songeur, il devait ajouter à son profond magistère, en bon fils de Saturne, une double postérité chez les mages et chez les poètes, chez les Corneille Agrippa et chez les Ronsard. Nulle De occulta philosophia mais aussi nulle Ode aux démons sans Ficin. Peut-être aussi nul Rabelais et nul Pontus de Tyard… Mais André-Jean Festugière et d'autres après lui, comme André Chastel, ont montré tout ce que la littérature et l'art de la France devaient au grand florentin. Ajoutons encore que si Gérard de Nerval, dans les Illuminés, tout comme Baudelaire dans les Paradis artificiels, trahissent bien une lecture des Trois Livres de la vie, tout comme du Banquet ficiniens, d'ailleurs publiés jadis par ce même Lefèvre d'Étaples, pourquoi taire un Apollinaire qui, en ce siècle encore, accédera au Pimandre dans la version de Ficin.

Un philosophe eut rarement le génie d'inspirer autant de savants, d'artistes et de mystiques que Ficin, et pour autant de siècles. Cette forme d'éternité florentine, plus forte que les cent huit ans prêtés par Paracelse, appartient donc aux cycles mystérieux de la sagesse et nous fera tous rêver du temps où l'Europe était une civilisation de l'esprit plus que de la matière. Or, Ficin philosophe du Soleil et de l'Éros, de Saturne et de la Fureur inspirée, Ficin médecin de l'âme et prêtre-astrologue, demeure avant tout un modèle durable pour l'exactitude et la précision de ses choix philosophiques : "rénovateur des choses anciennes", il anticipe la philologie qui fonde le vrai savoir et qui dégage la voie d'accès aux systèmes futurs ; "interprète platonicien", il lance le mouvement d'idées qui passera par Descartes d'un côté, par Hemsterhuis de l'autre, et inaugure une pensée du divin énoncée pour un sujet moderne et mortel, suspendu entre l'ombre et la lumière.

Quand, vers 1497, plein d'angoisses pour sa chère ville de Florence, pour Platon et pour lui-même, Ficin se sent menacé par le triomphe de Savonarole sur les Médicis, et lorsqu'il confie l'un de ses derniers livres "platoniciens" à l'imprimerie vénitienne des Manuce, c'est déjà ce message impérissable d'inquiétude et d'espoir qui est scellé là pour nous. Mort juste un an avant le Cinquecento, il pourrait bien être resté pour toujours un grand passeur d'âmes par-delà le fleuve des siècles nouveaux.

Stéphane Toussaint CNRS - Centre d'études supérieures de la Renaissance, président de la Société Marsile Ficin, Paris

Source: Commemorations Collection 1999

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