Page d'histoire : Aimé Césaire Basse-Pointe (Martinique), 26 juin 1913 - Fort-de-France, 17 avril 2008

En accordant à Aimé Césaire des funérailles nationales en 2008 et en le faisant entrer deux ans plus tard au Panthéon, la République, reconnaissante, a voulu honorer l’un de ses hommes les plus illustres : un grand poète de langue française, la dernière grande figure de la Négritude et l’un des artisans de la départementalisation qui achève au cours de la seconde moitié du siècle l’œuvre d’émancipation initiée par Victor Schœlcher deux siècles plus tôt. Le député-maire honoraire de Fort-de-France a incarné de façon singulière sur le double plan poétique et politique la prise de conscience de l’être du Noir au monde qui reste l’une des caractéristiques de la pensée de notre XXe siècle.

Né en 1913 à Basse-Pointe en Martinique, Aimé Césaire reçoit une éducation laïque et républicaine. Un certificat d’études à l’école primaire du Lorrain et un baccalauréat à la fin du collège Schœlcher de Fort-de- France lui ouvrent les portes de la khâgne de Louis-Le-Grand à Paris, de l’École Normale supérieure de la rue d’Ulm et de la préparation à l’agrégation – qu’il n’obtient pas. En plus de sa formation intellectuelle classique (latin, grec, philosophie), le séjour à Paris est l’occasion de la rencontre décisive avec Léopold Sédar Senghor (1906-2001) – qui lui fait découvrir l’Afrique réelle – et des retrouvailles avec Léon-Gontran Damas (1912-1976). Avec eux, il forgera dès leur commune participation à la revue L’Étudiant noir (1935) les contours du concept de Négritude. Dans son long poème, Cahier d’un retour au pays natal (1939), il la définit ainsi : la négritude n’est « pas un indice céphalique, ou un plasma, ou un soma, mais mesurée au compas de la souffrance ». Elle est « une géométrie du sang répandu ».

Cette approche de la négritude vise deux buts : donner à voir au monde une nouvelle image du nègre – suivant en cela le mouvement américain du new negro des années 20. Fonder une nouvelle manière nègre de tenir discours. Optimiste, Césaire estime en effet que « l’œuvre de l’homme n’est point finie », qu’il est temps pour le Nègre « d’entrer (à son tour) sur la scène de l’histoire du monde ».

Celle-ci va prendre une dimension essentiellement politique. Elle a consisté d’abord, dans la revue Tropiques (1941-1945) créée pour s’opposer aux îles à l’obscurantisme des autorités de Vichy et à la politique de collaboration, à faire entendre par des mots assourdissants la voix assourdie de l’opprimé. Elle va consister ensuite à administrer la cité et à défendre les intérêts des Martiniquais. Son élection à la mairie de Fort-de- France (mai 1945) puis à l’Assemblée nationale (octobre 1945), lui offrent des « armes miraculeuses ». Sur le plan local, Césaire se révèle un magistrat de la pierre. L’assainissement de Fort-de-France, la construction du quartier de Trenelle sur les hauteurs de la capitale témoignent aujourd’hui d’une prouesse architecturale et d’une totale inconscience financière de son logisticien. Il voulait « du bidonville faire une ville et, de la ville elle-même, faire une cité au sens latin du terme – autrement dit une communauté de citoyens libres ». Sur le plan national, il exerce avec enthousiasme, talent et vigilance son rôle de représentant du peuple au sein du groupe communiste. Après avoir œuvré à la transformation des vieilles colonies (Guadeloupe, Guyane, Martinique, Réunion) en départements français, il va lutter pour le progrès social des îles. Mais cette ambition va se heurter sans cesse à la dure réalité des finances publiques.

Les batailles menées au Palais Bourbon au cours des dix premières années de son mandat (1945-1955) vont lui faire prendre conscience des contraintes du jeu parlementaire et de la vanité des mots des colonisés dans le contexte politique français. Ayant acquis la conviction que les voies du marxisme et de l’anticolonialisme ne se confondaient pas nécessairement, Césaire démissionne du PCF après s’en être expliqué dans sa fameuse « Lettre à Maurice Thorez » qui suit son Discours sur le colonialisme. Il y affirme notamment qu’« aucune doctrine ne vaut que repensée par nous, que repensée pour nous, que convertie à nous […] ». Pour lui, le Nègre ne devait plus se contenter « d’assister à la politique des autres. Au piétinement des autres. Aux combinaisons des autres. Aux rafistolages de consciences ou à la casuistique des autres ». Il en conclut que désormais, « l’heure de nous-mêmes a sonné ».

Tirant toutes les conséquences de cette rupture, le député de la Martinique choisit dès 1956 de mettre l’essentiel de son œuvre littéraire (poésie, essais, discours et théâtre) à l’abri de toute censure en la faisant publier aux Éditions Présence Africaine créées en 1947 par Alioune Diop (1910-1980). En 1957, Césaire fonde le Parti progressiste martiniquais (PPM) pour porter la parole autonome et authentique des Martiniquais. Dès les années 60, il se tourne vers la scène et l’écriture de la tragédie. En 1948, il avait créé un oratorio : Et les chiens se taisaient. Le politique accompli se transforme en observateur avisé des pratiques de pouvoir dans les sociétés postcoloniales. Dans toutes ses œuvres mises en scène par Jean-Marie Serreau, il montre que l’aventure du héros révolutionnaire (Christophe en Haïti dans La Tragédie du roi Christophe, Lumumba au Congo dans Une saison au Congo et Caliban aux Amériques dans Une tempête) est tragique : entre ambition démesurée et tentation de la dictature.

Par l’écriture poétique à laquelle il revient au cours des années 70-80 « pour régler, comme il dit, leur compte à quelques fantasmes [et] fantômes », Césaire réaffirme son attachement à sa terre (pays, peuple et paysages mêlés) telle une laminaire à son rocher. Dans Cahier d’un retour au pays natal, il avait fait le tour de la géographie mondiale nègre. Dans Moi laminaire (1982), il expose le complexe « calendrier lagunaire » qui lui servira d’épitaphe : « J’habite une blessure sacrée/ […] des ancêtres imaginaires/ […] un vouloir obscur/ […] un long silence/ […] une soif irrémédiable/ […] un voyage de mille ans/ […] une guerre de trois cents ans/ […] J’habite de temps en temps une de mes plaies/ Chaque minute je change d’appartement/ et toute paix m’effraie […] La pression atmosphérique ou plutôt l’historique/ agrandit démesurément mes maux/ même si elle rend somptueux certains de mes mots ».

En définitive, Césaire a pratiqué la politique et la littérature avec l’ambition de mettre des mots sur une réalité insigne et de donner un corps à des mots obscurs.

Romuald Fonkoua
professeur de Littérature francophone directeur du Centre International d’Etudes Francophones (CIEF)
université Paris-Sorbonne

Voir Célébrations nationales 2006,  et Commémorations nationales 2012

Source: Commemorations Collection 2013

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