Page d'histoire : Charles de Brosses Dijon, 7 février 1709 - Paris, 7 mai 1777

Charles de Brosses, comte de Tournai et de Montfalcon, président à mortier au parlement de Dijon
estampe, Charles-Nicolas Cochin (le Jeune), famille Saint-Aubin, Augustin
Versailles, châteaux de Versailles et de Trianon
© RMN

Issu d’une famille originaire de Savoie, conseiller (1730) puis président à mortier (1744) et premier président (1775) au parlement de Dijon, Charles de Brosses incarne, dans notre mémoire collective, la parfaite figure du lettré du XVIIIe siècle. Éduqué chez les jésuites à Dijon, sa ville natale, à l’instar de Buffon, son ami et condisciple, il mêla tout au long de sa vie l’étude, la politique et les plaisirs mondains. Excellent latiniste, disposant d’une bibliothèque riche en livres variés et notamment anglais, il s’attacha jusqu’à sa mort à recueillir, classer, numéroter et réunir, dans un récit de son cru, l’Histoire romaine de Salluste, dont il édita la conjuration de Catilina et la guerre de Jugurtha. Juriste aux qualités reconnues dès l’âge de 18 ans par le chancelier d’Aguesseau, cet homme de petite taille, qui avait conscience de la dignité de sa fonction, participa à de grands débats comme ceux sur le déisme ou l’origine des langues, connut deux fois l’exil en tant que parlementaire, côtoya de façon épisodique les encyclopédistes (Diderot lui commanda l’article « Étymologie »). Il était sensible aux enjeux politiques et économiques des terres australes. Il était aussi homme du monde, dilettante, curieux, représentant d’une société provinciale cultivée et un brin avare autant que portée sur l’otium, le loisir entre amis, arrosé de plaisanteries spirituelles et de bons vins. Il fut enfin amateur de voyages. Celui qu’il accomplit en Italie de mai 1739 à avril 1740, peu avant son mariage, avec quelques compagnons comme Loppin de Montmort et Lacurne de Sainte-Palaye pour se documenter sur Salluste reste le plus célèbre bien que le président de Brosses ait également été en relation fréquente avec Paris et Genève. Mais cette dernière ville, en particulier, ne soutint jamais à ses yeux la comparaison avec Rome, même s’il s’y rendit à plusieurs reprises, y avait des amis et correspondants et y commanda de façon régulière des ouvrages interdits en France ou à meilleur marché.

Les livres publiés par de Brosses relèvent d’une érudition sérieuse, depuis les Lettres sur l’état actuel de la ville d’Herculée (1750), où il manifeste sur le ton d’un mémoire académique son intérêt pour l’archéologie, jusqu’au Culte des dieux fétiches (1760) et à un Traité de la formation mécanique des langues (1765), rapidement traduit en allemand. Dans son Histoire des navigations aux terres australes (1756), l’auteur offre l’exemple d’une connaissance acquise dans les livres, mise au service d’une vision du Pacifique, antérieure aux grandes expéditions de Bougainville et de Cook (1766-1779) et encore dominée par l’hypothèse de l’existence d’un grand continent austral.

Mais c’est par un écrit moins savant, et qui ne parut qu’après sa mort, que le président de Brosses est resté fameux : ses Lettres familières sur l’Italie. Il est vrai que ces dernières circulèrent sous forme manuscrite longtemps avant d’être publiées en 1799 par un garde des archives révolutionnaires, puis de connaître le succès posthume grâce aux éditions de R. Colomb (1836), H. Babou (1858), Y. Bézard (1931), F. d’Agay (1986) et L. Norci Cagiano (1991). Ce texte au style enlevé et libre qui séduisit très tôt Stendhal, alors que le rigorisme moral du XIXe siècle tendait à s’en méfier, exprime une relation originale du président de Brosses avec l’espace italien autant qu’avec lui-même. Renouvelant le genre des récits antérieurs sur l’Italie dont elles s’inspirent, de Misson à Deseine et d’Addison au Père Labat, les Lettres familières dépassent le simple compte rendu spontané du voyage effectué avec des amis, puisque de Brosses, à la demande de son entourage, a réécrit entre 1744 et 1755 une grande partie de celles qu’il avait envoyées, d’abord celles sur Naples et ses environs, ensuite et surtout celles sur Rome.

On ne saurait expliquer le succès des Lettres familières par le seul état d’épuisement dans lequel se trouvait la littérature de voyage sur l’Italie au milieu du XVIIIe siècle. Tandis que les découvertes d’Herculanum (1738) et de Pompéi (1748) rendaient plus piquant le traditionnel itinéraire dans la péninsule, et que se faisait sentir le besoin de nouveaux guides, de Brosses mêla à ses propres réminiscences du voyage et aux résultats de ses rencontres avec les élites italiennes des éléments puisés dans de multiples sources : guides d’Italie et descriptions de certaines villes, vies de peintres et traités d’histoire de l’art. Il témoigna surtout d’une verve destinée à accroître le plaisir de ses lecteurs, gens du monde, et qui s’accordait avec l’esprit du siècle. Caustique, avisé et prudent, accumulant des connaissances sur les sujets les plus divers, de Brosses scrute et décrit les mœurs italiennes avec une grande liberté de ton. Loin de fustiger la luxure romaine à la suite du huguenot Misson, il témoigne à l’égard de la Ville éternelle d’une véritable fascination, que prouve le fait qu’en nombre de pages le séjour à Rome occupe à peu près la moitié de son récit.

Le rapport avec la modernité n’en reste pas moins chez de Brosses ambigu. Homme de son temps, il a le souci d’afficher quand cela est possible un moi libertin qui n’était peut-être qu’apparence, ainsi en décrivant les coutumes vénitiennes ou la Sainte Thérèse du Bernin à Rome : « si c’est icy l’amour divin, je le connois, on en voit icy-bas maintes copies d’aprez nature ». Mais ses goûts et sa vision de la société ne sont pas toujours novateurs. Il apprécie de façon très conformiste les peintures des XVIe et XVIIe siècles, s’enivre d’architecture classique, de musique italienne et d’opéras sans pour autant renier sa préférence pour les auteurs français, décrit tous les dessous de l’élection d’un pape (Benoît XIV) et ne perçoit guère les frémissements les plus décisifs de la vie intellectuelle de la péninsule qu’incarnent Muratori, Giannone ou Vico. Il est moins sensible que Montesquieu, qui l’avait précédé de dix ans, aux effets qu’a sur l’Italie la réorganisation de la géographie politique européenne.

Obsédé par la quête d’un monde idéal, marqué par la latinité et le rêve d’une civilisation figée dans la richesse de son passé, le talent du président de Brosses séduit pourtant ses lecteurs d’hier et d’aujourd’hui. Cette force d’attraction tient à ses contacts bien réels avec les milieux cultivés de la péninsule et au désir qu’il communique autant de lire ses pages pleines de subtilité que d’observer à notre tour, de l’intérieur, l’Italie et ses habitants.

Gilles Bertrand
professeur d’histoire moderne
université de Grenoble 2
centre de recherche en histoire et histoire de l’art, Italie, pays alpins, interactions internationales (CRHIPA)

Source: Commemorations Collection 2009

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