Page d'histoire : Ernest Chausson Paris, 20 janvier 1855 - Limay, 10 juin 1899

Ernest Chausson

Un intimiste… ennemi du paraître et des conventions. Un compositeur-né aussi, en dépit de ses hésitations d’adolescent entre la peinture et la littérature. Un généreux humaniste enfin : ainsi apparaît Ernest Chausson, « tel qu’en lui-même enfin l’éternité le change », pour reprendre Mallarmé, l’un de ses nombreux amis.

Né dans un foyer aisé, l’enfant ne connaîtra pas « le vert paradis des amours enfantines » : un frère aîné (dont il porte le nom !) meurt jeune ; un autre à vingt ans. Comme sa santé s’avère fragile, on le soustrait au monde ambiant : point d’école publique ni de camarades de son âge, mais un précepteur qui lui ouvre les yeux sur l’art et le beau. Leçons exemplaires.

Pour complaire à ses parents qui voient d’un mauvais œil son attirance pour la musique, le jeune homme consent à « faire son droit ». Il prononcera même, le 7 mai 1877, le serment d’avocat. Mais au même moment, il compose sa première mélodie, Les Lilas, sur un poème de Maurice Boucher rencontré « à la fac ». C’est le début d’un catalogue riche et varié, malgré sa brièveté (quelque 70 numéros d’opus, publiés ou non) car interrompu par une mort précoce, à 44 ans.

Pour assurer ses connaissances, Chausson s’adresse à Massenet dont il est l’élève de 1878 à juin 1881 – puis à César Franck, en auditeur libre. Si le premier maître lui enseigne la souplesse mélodique, le sens de la prosodie ainsi que la clarté harmonique, le second parfait son désir d’architecture interne, son exigence d’un langage châtié, le bannissement des procédés d’écriture.

Dès 1879, il fréquente le salon de Mme de Rayssac – sa « marraine » spirituelle – y rencontre notamment Chenavard, Odilon Redon, Fantin-Latour : prélude aux réceptions qu’il organisera lui-même plus tard et où se retrouvera toute l’intelligentsia du temps ; début d’une vie sociale qui atteindra son apogée lors des fameux « dîners de Chausson » qu’il organisera avec sa femme, Jeanne Escudier, de sept ans sa cadette, jolie blonde au charme intelligent et aux beaux yeux pers, qu’il épouse le 19 juin 1883 et emmène en voyage de noces à... Bayreuth.

Car voilà bien, après Berlioz auquel il voue un véritable culte, le second modèle de Chausson. Un modèle dont il subit d’abord l’ascendant mais dont il voudra s’affranchir au plus vite, en écrivant dès 1886 à l’étonnant Paul Poujaud, savant avocat mélophile : « Il faut nous déwagnériser », c’est-à-dire retrouver l’essence de la musique française – fond, forme, expression. C’est que le 18 septembre de la même année paraît le Manifeste symboliste de Jean Moréas. Dans cette esthétique novatrice, Chausson va puiser de nouvelles impulsions. Aux Romantiques et Parnassiens, (Leconte de Lisle, Théophile Gautier, Armand Sylvestre) qui jusqu’ici nourrissaient son inspiration et ses mélodies, va succéder, à partir de 1890-92, en une ascèse grandissante, le choix de poètes symbolistes comme Verlaine, Jean Lahor, Villiers de L’Isle-Adam, Maeterlinck, voire Charles Cros, Jean Moréas et même Paul Fort. C’est alors la grande période créatrice de Chausson où le musicien aborde tous les genres : le piano avec Quelques Dances qui le relient à Rameau tout comme Paysage le relie aux Impressionnistes ; la musique orchestrale avec l’admirable Symphonie en si bémol de 1890, le bouleversant Poème pour violon et orchestre dont Ysaye fut l’ardent créateur à Nancy le 26 décembre 1896, ou le poème symphonique Soir de Fête si peu connu. La musique de chambre surtout, avec le superbe Concerto opus 21 dont la « Sicilienne » fut bissée à la création bruxelloise ; le Quatuor avec piano opus 30, à la joie roborative, créé à la S.N.M. (Société Nationale de Musique) dans l’enthousiasme, ou encore l’énigmatique Quatuor à cordes où Chausson s’engageait sur des voies toutes nouvelles qu’il eût sans nul doute approfondies si la mort – à Limay, près de Mantes, le 10 juin 1899, d’un stupide accident de bicyclette – lui en avait laissé le temps…

Et, planant sur cette création, comment ne pas voir l’ombre du Roi Arthus, drame lyrique qui lui demanda sept années de travail, mais qui, à travers le vieux roi, reflète dans toute sa noblesse l’âme du musicien et son credo, tendu, en dépit de tout, vers un Idéal élevé. Or le mot Idéal est, précisément, le dernier du livret…

À propos du Roi Arthus qui l’obsède, car il entend s’y démarquer du Tristan wagnérien et atteindre au plus haut niveau esthétique – n’écrit-il pas à son beau-frère, le peintre Henry Lerolle : « Il y a longtemps que j’aurais fini (Arthus) si je pouvais écrire n’importe quoi. Mais voilà, je ne peux pas ! ». Exigence liée à son caractère, à sa culture, à ses lectures : ce boulimique possède une bibliothèque d’une rare qualité, d’une étonnante diversité, d’une rare contemporanéité. Et comment oublier sa collection de tableaux où voisinent Delacroix et Corot, nombre d’impressionnistes et nabis – de Manet et Renoir à Berthe Morisot et Gauguin, de Maurice Denis à Vuillard – auxquels répond une centaine d’estampes japonaises dues aux meilleurs maîtres du genre, d’Utamaro à Hokusaï, d’Harunobu à Kiyonaga, de Toyokuni à Kunisada ?…

Tout ceci « explique » l’art de Chausson. Art de haut lignage, d’extrême exigence intellectuelle et morale ; art qui reflète totalement l’homme, l’artiste ; qui reflète tout autant son aspiration à la beauté, à la perfection. Sa musique tient le cœur et l’esprit en alerte car empreinte de vérité humaine, d’authenticité foncière et d’ardente poésie. Cent cinquante ans après sa naissance, l’auteur du Poème apparaît dès lors comme une haute conscience artistique, comme un grand parmi les grands. Il est heureux que cet anniversaire n’ait pas été oublié.

Jean Gallois
musicologue

Source: Commemorations Collection 2005

Liens