Page d'histoire : Publication de Les héritiers de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron 1964

Pierre Bourdieu donnant un cours au Collège de France
© Collège de France

 

Les Héritiers, ouvrage de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron publié en 1964, est l’un des écrits les plus célèbres de la sociologie. Au moins deux raisons expliquent son succès. D’abord, la carrière exceptionnelle d’un de ses auteurs, Pierre Bourdieu, devenu professeur au collège de France, fondateur de la Sociologie de la reproduction, orientation sociologique moins centrale que dans les années 1970, mais toujours présente dans les débats sociologiques contemporains.

Une seconde raison du succès des Héritiers tient à l’ouvrage lui-même, à son objet, Les étudiants et la culture, et à la thèse défendue. De 1950 à 1963, le nombre des étudiants, initialement limité à 134 000, connaît un doublement en moins de quinze ans. C’est une nouvelle condition sociale qui émerge et les Héritiers ont pour objet de l’étudier. Cette croissance restera soutenue au XXe siècle : les deux millions d’étudiants sont dépassés en 2000 ! Le succès des Héritiers tient notamment à cette croissance numérique exceptionnelle. Ce groupe, nouveau par sa masse démographique, a aussi un recrutement social spécifique : les enfants des catégories aisées, fils et filles de professeurs, professions libérales, cadres du public et du privé, y sont fortement sur-représentés. En 1962, ces catégories aisées constituent moins de 5 % des actifs, mais leurs enfants représentent près de 30 % des étudiants. A contrario, seuls 2 % des étudiants sont des enfants d’ouvriers alors que ceux-ci constituent plus de 36 % des actifs en 1962. Comment expliquer la sur-représentation des enfants de cadres et la sous-représentation des enfants d’ouvriers encore présente, bien que largement atténuée, en 2014 ?

La thèse défendue par Bourdieu et Passeron est centrée sur le concept de capital culturel. La sur-représentation des catégories aisées à l’université est due à des savoir-faire, savoir être, savoir dire, propres à ces catégories sociales. Ces savoirs sociaux – attitudes, habitudes, goûts, entraînements, compétences linguistiques – constituent un capital culturel, non transmis stricto sensu à l’école, mais cependant au cœur des apprentissages et de la sélection scolaires. L’école transforme en compétences scolaires l’héritage social des enfants des catégories aisées. En revanche, pour les enfants des catégories populaires, largement démunis de ce capital culturel, le succès scolaire est moins probable, car il nécessite un phénomène d’acculturation, c’est-à-dire l’apprentissage de nouvelles dispositions sociales, notamment linguistiques. Les inégalités de réussite scolaire selon les catégories sociales sont ordinairement expliquées par des différences de capacités, mérites ou dons, faute d’analyser les obstacles culturels que subissent les enfants des catégories populaires et les avantages dont bénéficient les enfants des catégories aisées.

Ne reposant pas sur des différences innées, l’inégalité des chances scolaires selon l’origine sociale peut être réduite. Bourdieu et Passeron proposent de recourir à une pédagogie explicite, fondée sur l’explicitation des prérequis inhérents aux apprentissages scolaires. En 2014, cette orientation pédagogique, insuffisamment développée, reste pleinement pertinente. Elle peut toutefois été complétée par un certain nombre de politiques éducatives qui réduisent grandement l’inégalité des chances. Les pays qui les mettent en œuvre, notamment les pays nordiques, se caractérisent par des inégalités de réussite scolaire selon l’origine sociale sensiblement plus réduites qu’en France.

 

Pierre Merle
professeur de sociologie
université européenne de Bretagne

Source: Commemorations Collection 2014

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