Page d'histoire : Chateaubriand publie le Génie du christianisme 1802

Chateaubriand par Girodet, après 1808

© Musée d’Histoire de la Ville et du Pays Malouin

Le XIXe siècle s'ouvre en 1802 avec la publication du Génie du christianisme et la naissance de Victor Hugo. Le Génie, pour tout le Romantisme, apparut comme l'œuvre majeure de son auteur.

À une France qui " sortait du chaos révolutionnaire ", qui " avait alors un besoin de foi, une avidité de consolation religieuse ", Chateaubriand proposait une apologie du christianisme destinée, comme il l'écrira dans les Mémoires d'outre-tombe, à " détruire l'influence de Voltaire " et des philosophes du XVIIIe siècle. Une telle ambition ne pouvait que diviser fiévreusement les premiers lecteurs : dénoncé comme rétrograde par les Idéologues de la Décade philosophique, soutenu par Fontanes et le Mercure de France, Chateaubriand s'expliqua dans une Défense du Génie du christianisme et des Notes et éclaircissements. L'ouvrage fit événement. Il bénéficiait d'une heureuse conjoncture politique : Bonaparte, pour asseoir sa puissance, cherchait à se concilier l'Église. Un tel unisson fut de courte durée.

Le temps des polémiques passé, l'ouvrage se révèle d'une extrême fécondité. Inaugurant une nouvelle manière de sentir, il ouvre des temps nouveaux pour la création littéraire et pour la pensée religieuse au XIXe siècle, tout en conservant une fidélité lucide à l'égard du XVIIIe siècle de Rousseau (et même de Voltaire !), de la tradition classique de Pascal, Bossuet et Fénelon, de la culture antique d'Homère à Virgile. S'affirment deux caractères originaux de l'œuvre à venir : l'esprit de liberté y dialogue avec la fidélité, déjà la création se fonde chez l'écrivain dans les pouvoirs de la mémoire.

Le propos apologétique du Génie du christianisme se justifie en effet par la conviction que la Révolution et ses séquelles n'ont pu effacer dans les mentalités collectives les souvenirs séculaires qu'y a déposés le christianisme : il suffit d'en réveiller les images et les émotions pour rendre à celui-ci sa vitalité. Ainsi le Génie, présenté comme le fruit d'un conversion personnelle, répond-il dans l'espérance à l'Essai sur les révolutions de 1797 qui s'était achevé sur l'angoisse de voir la tradition chrétienne dénaturée et épuisée. C'est une religion sensible au cœur et à l'imagination que le Génie veut promouvoir : non pas une sentimentalité religieuse mais un élan d'adhésion aux formes du sublime chrétien que recèlent aussi bien la doctrine, le culte, la sensibilité nouvelle à la nature et aux arts que développe le christianisme. C'est donc la " beauté de Dieu ", selon le mot de Joubert, qui inspire une telle apologie : sublime, grâce et mystère d'un Dieu qui appelle une heureuse contemplation de ses merveilles dans la nature mais aussi sublime terrible du désert de la mort et de l'abîme, sublime christique et fénelonien qui joint douceur et douleur.

C'est aussi une anthropologie nouvelle que fonde le Génie du christianisme : elle s'illustre particulièrement dans les deux récits conçus d'abord pour l'illustrer, Atala et René. Elle définit l'homme comme un être de manque et de désir, divisé entre l'inquiétude, cette impossibilité du repos qu'alimente l'insatisfaction devant ce qui est fini, et la mélancolie, nostalgie d'un absolu perçu comme évident et pourtant inaccessible.

Le Génie du christianisme propose encore une poétique d'une grande fécondité. Loin de s'appuyer sur une révolution culturelle où s'oublieraient les beautés de l'héritage antique, elle les accueille au contraire dans une attitude d'hospitalité spirituelle. Racine n'abolit pas Virgile, pas plus qu'il n'est aboli par le nouveau monde culturel issu de la Révolution : chacun dit l'absolu, à sa mesure et de la manière qui est adaptée à son temps. Et si l'inspiration chrétienne l'emporte sur les beautés païennes, c'est dans la mesure où s'approfondissent l'inquiétude et la misère des passions dont la référence est désormais l'infini et le mystère qui viennent de Dieu. Alors peuvent s'allier avec le grand ton du XVIIe siècle qui dénonce toute illusion, avec l'élégance de la grâce néo-classique, la fièvre du pathétique lié aux angoisses modernes.

Chateaubriand écrit dans la "Préface testamentaire" des Mémoires d'outre-tombe qu'il a " vu finir et commencer un monde ". Riche d'un héritage librement transmis, il a en effet, dans le Génie du christianisme, commencé un monde.

Arlette Michel
professeur émérite à l'université de Paris IV-Sorbonne

Source: Commemorations Collection 2002

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