Page d'histoire : Christine de Pizan Venise, vers 1364 - Poissy (Yvelines), vers 1430

Raison, Droiture et Justice apparaissent à Christine de Pizan (à gauche),
Christine et la Raison construisent la Cité
(à droite)
Manuscrit Le Livre de la Cité des Dames, de Christine de Pizan, enluminure, 1407-1409
© Bibliothèque nationale de France

Christine de Pizan donnant des enseignements à son fils Jean de Castel
Scène tirée des oeuvres de Christine de Pisan, enluminure du Maître de l'Epître d'Othéa, 1407-1409
© Bibliothèque nationale de France

Notre première femme de lettres est née à Venise. Elle avait à peine cinq ans lorsqu’elle arriva à Paris où elle vécut désormais. Thomas de Pizan, son père, fut invité à Paris par le roi Charles V qui voulait s’assurer les services de ce savant médecin et astrologue et aussi nouer de discrètes relations avec la Sérénissime. La famille suivit peu après, sans doute en 1369. À quinze ans, Christine épouse Étienne de Castel, jeune et brillant secrétaire du roi. Suivent dix années de bonheur et de prospérité, à peine assombries par la mort du roi et celle de Thomas de Pizan. L’arrivée au pouvoir des « Marmousets » en 1388 offre à Étienne de Castel la promesse d’une belle carrière, mais il succombe à une épidémie en 1390, à l’âge de trente-quatre ans. Veuve, chargée de famille (« je suis trois fois double »), sans soutien et sans revenus assurés, Christine devient écrivain et dirige un atelier de copiste.

Élevée dans l’entourage intellectuel de Charles V, instruite par son père, Christine jouit d’une double culture, celle des élites parisiennes et celle de l’humanisme italien. Elle connaît, surtout grâce aux traductions commandées par Charles V, les grands textes de l’antiquité romaine et chrétienne. Mais elle peut aussi citer Dante, Boccace ou Pétrarque. Veuve et solitaire, elle se remet à l’étude. Une sage progression de ses lectures, de l’histoire aux auteurs anciens puis à la philosophie lui forge un savoir bien assimilé et un jugement personnel.

Devenue femme de lettres, elle écrit d’abord des poèmes qu’elle rassemble en recueils pour les offrir à la reine Isabeau, aux princes des fleurs de lis ou à de grands personnages. En 1401-1402 la Querelle du Roman de la Rose lui donne l’occasion de prendre la défense de l’honneur des dames. En 1404 le duc de Bourgogne, Philippe le Hardi, lui commande le Livre des fais et bonnes meurs du sage roy Charles V. En 1405, faisant le point dans l’Advision Christine, elle peut mesurer sa production (quinze volumes, soit soixante-dix cahiers de grand format), se réjouir de s’être fait un nom (« moi, Christine de Pizan ») et d’avoir trouvé sa manière (« le style à moi naturel »). Cette année 1405 marque une rupture. Lucide, Christine voit monter le péril de la guerre civile. Elle n’abandonne pas la poésie et encore moins l’honneur des dames, mais ses livres ont désormais un but : sauver la France des divisions.

Les poèmes lyriques de Christine de Pizan, tout en s’inscrivant dans la tradition courtoise, s’en distinguent par un ton personnel, mélancolique lorsqu’ils débattent de problèmes d’amour (Dit de Poissy 1401) et pessimiste sur les jeux de l’amour courtois qui ne peuvent s’achever que dans la séparation et la douleur (Livre du duc des vrais amants 1403-1405 et Cent ballades d’amant et de dame 1409-1410).

Le thème de la défense et valorisation de la femme lui est inspiré à la fois par son expérience personnelle, ses lectures italiennes (Boccace) et le regard clairvoyant qu’elle jette sur les réalités de son temps. Elle lui consacre deux des livres qui ont le plus fait pour sa renommée, Le Livre de la cité des dames (1404-1405) et Le Livre des trois vertus ou Trésor de la cité des dames (1405-1406). Christine n’a pas de peine à démonter, non sans humour, les arguments des clercs misogynes. Mais, plus neuf, elle aborde le sujet sous l’angle de la théorie en se fondant sur l’Écriture, sur la nature et sur la raison. Sa présentation des femmes dans la société est en totale rupture avec les moralistes du temps, habitués à ne distinguer que trois catégories : les vierges, les épouses et les veuves. Christine, elle, classe les femmes selon la place qu’elles occupent réellement dans la société. Elle trace ainsi un tableau complet de la société au féminin, depuis les princesses jusqu’aux « femmes de folle vie ». Sans inciter les femmes à revendiquer de nouveaux droits, Christine de Pizan veut seulement leur faire prendre conscience du rôle actif qu’elles jouent dans la société, rôle économique, de plus en plus développé avec l’essor de l’économie monétaire, rôle politique en un temps où tous les pouvoirs ne sont pas concentrés dans les mains de l’État. Dans l’exercice du pouvoir au féminin, Christine ne se contente pas de recommander aux dames la vertu et les bonnes manières. Elle leur donne aussi des conseils pratiques, le plus important étant une vraie méthode pour se faire une popularité. Car pour elle « l’amour de tous et de toutes » est le seul fondement du pouvoir.

Alors que montent les périls, entre 1405 et 1413, elle construit en quelques livres (dont Le Livre du corps de policie, Le Livre des fais d’armes et de chevalerie, Le Livre de la paix) une véritable œuvre de science politique. À la suite d’Aristote et de saint Thomas d’Aquin, elle a une vue positive du corps politique et du pouvoir qui doit en assurer l’unité par « la paix et l’amour ». Le meilleur gouvernement, à ses yeux, est la monarchie, exercée par le « bon prince ». Ces principes généraux sont ceux des meilleurs auteurs de l’époque. Mais sur les sujets qui font débat dans la France du XVe siècle, Christine prend des positions qui ne sont qu’à elle. La légitimité du roi ? Elle tient au sang, à la lignée issue de Francion et de Pharamond et à ses liens séculaires avec la « noble nation française ». Indifférente à la religion royale, elle voit dans le roi « un homme mortel comme un autre » et ne lui attribue même pas l’épithète de « roi très chrétien ». Réaliste, elle est la seule parmi les théoriciens de son temps à oser élaborer une véritable théorie de l’impôt, affirmant que, sous certaines conditions, le roi a le droit de lever l’impôt et les sujets le devoir de le payer. Face au lieu commun des fonctionnaires « trop nombreux, trop payés », elle recommande l’organisation rationnelle du service public et le recrutement fondé sur la compétence vérifiée par examen.

Lors de la guerre des Armagnacs et des Bourguignons, Christine choisit son parti : celui des « vrais Français », fidèles au roi et à la France. Lorsque Paris tomba aux mains des Anglo-Bourguignons, son fils, Jean de Castel, notaire secrétaire du roi, suivit Charles VII dans son exil de Bourges. Christine, elle, se réfugia, auprès de sa fille, Marie de Castel, au prieuré royal de Poissy qui resta sous l’occupation anglaise discrètement fidèle à Charles VII. C’est dans cet asile qu’elle composa un ouvrage de haute spiritualité les Heures de contemplacion sur la Passion de Notre Seigneur. C’est là qu’avant de mourir, sans doute en 1430, elle apprit le sacre de Reims et l’apparition de Jeanne d’Arc :
« … L’an mil quatre cent vingt neuf
reprit à luire le soleil… »

Le dernier poème de Christine, le Ditié de Jehanne d’Arc, écrit dans l’euphorie de l’été 1429, plein d’espérance, de rire et de lumière finit en beauté l’œuvre de la femme de lettres que l’Italie offrit à la France.

 

Françoise Autrand
professeur des universités (émérite)
ENS Paris

 

Voir Célébrations nationales 2005

Source: Commemorations Collection 2014

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