Page d'histoire : Le Sénat 22 frimaire an VIII (13 décembre 1799)

Costume d’un sénateur, dans “Le livre du Sacre”
Jean-Baptiste Isabey (1767-1855)
Musée national du château de Fontainebleau © RMN

L'année 1799 (en partie l'an VIII selon le calendrier de l'époque) mérite-t-elle d'être célébrée comme un bicentenaire sénatorial ? Lorsque, en 1975, à l'initiative du président Alain Poher, le Sénat de la République célèbre, de manière très solennelle, son centenaire, nul n'aurait pensé vingt-cinq ans plus tard à lui rajouter les soixante-quinze ans qui permettent de compter deux siècles. Et pourtant !

Le mot "Sénat" entre pour la première fois dans le vocabulaire constitutionnel positif le 22 frimaire an VIII (13 décembre 1799). Le titre II de la nouvelle constitution de la République française — celle qui sera connue sous le nom de Consulat — est intitulé "Du Sénat conservateur". Les savants commentaires du doyen Maurice Deslandres nous permettent de savoir que "le Collège des conservateurs (imaginé par Sieyès) fit place au Sénat ; c'était un nom plus traditionnel, s'accordant mieux à la variété de ses fonctions". Quelques jours plus tard, le 24 décembre 1799, le Sénat conservateur s'installe au Palais du Luxembourg, pas encore dans le futur hémicycle du grand palais, mais le grand salon de Boffrand, l'aile gauche en entrant par le porche du Petit Luxembourg, grand salon aujourd'hui bien connu de tous les invités des présidents successifs du Sénat.

En réalité, la deuxième assemblée était entrée dans les constitutions françaises dès 1795 avec l'instauration, sous le Directoire, d'un Conseil des Anciens, traduction de l'appellation romaine destinée à assurer la symétrie par rapport à l'autre chambre, le Conseil des Cinq-Cents. Le bicentenaire de 1799 ne constitue donc pas le 200e anniversaire de la seconde chambre, mais plus prosaïquement celui de son enracinement.

Dès ce Noël 1799, les traits essentiels du Sénat sont fixés. Ils ne varieront guère jusqu'à l'aube du XXIe siècle. Le Sénat, c'est d'abord un lieu, un lieu majestueux, à proximité de la turbulente Montagne Sainte-Geneviève, mais séparé d'elle par un superbe jardin. Certes les aménagements du XIXe siècle ont réduit les espaces verts occupés par le palais de Marie de Médicis, mais le charme, les couleurs et la diversité du jardin demeurent une qualité spécifique du Sénat. Les bâtiments eux-mêmes ont été aménagés, remaniés, améliorés, voire détériorés, mais le sentiment de confort, voire d'opulence, continue à étonner les visiteurs - mêmes blasés - qui gravissent le grand escalier. Les dorures, les velours rouges, les peintures, les statues, les marbres, la forme même, assez peu relevée, de la salle des séances incitent à la modération et à la sagesse.

On connaît la parole de Boissy d'Anglas exposant en 1795 que si "les Cinq-Cents sont l'imagination de la République, les Anciens (les futurs sénateurs) en seront la raison". Voilà vraiment deux siècles que ce discours n'a guère varié, sauf entre 1848 et 1852 lorsque la Seconde République se contenta d'une seule Assemblée nationale ou lorsque les périodes intermédiaires, provisoires par nature, ne peuvent légitimer qu'une chambre unique.

À travers ses multiples résurgences, le Sénat a toujours conservé la particularité de ne pas être élu du suffrage universel direct. En l'an VIII, les sénateurs sont nommés à vie, selon une procédure qui ressemble beaucoup à une cooptation. Dans les Chartes de 1814 et 1830, la Chambre des Pairs cherche à acclimater en France la Chambre des Lords britannique. Il lui manquera la durée. Après l'éclipse de 1848, le Sénat du Second Empire est composé, outre les cardinaux, maréchaux et amiraux, "des citoyens que le président de la République (le futur Empereur, dès le 7 novembre 1852) jugera convenable d'élever à la dignité de sénateur" (article 20, Constitution du 14 janvier 1852). Chacun sait que les sénateurs de la IIIe, de la IVe et de la Ve République seront élus au suffrage universel indirect dans le cadre d'un collège départemental composé à partir des maires et des élus locaux. Pour renforcer encore la sagesse du Sénat, l'âge d'élection ou de désignation se situe toujours en plein âge mûr ; aujourd'hui encore nul ne peut être élu sénateur avant 35 ans.

Faut-il imputer à ces éternelles caractéristiques socio-politiques la controverse, toujours renouvelée, sur l'utilité d'une seconde chambre ? Au début de la IIIe République, les Républicains veulent supprimer ce Sénat, concession à leurs yeux trop importante à la droite et aux monarchistes. La suppression du Sénat, au moins sa réforme, constitue l'un des enjeux majeurs des élections législatives de 1881. La victoire des Républicains débouchera sur la révision constitutionnelle du 14 août 1884, la dernière vraie révision des Lois constitutionnelles de 1875. Pour faire accepter le projet par le Sénat, le gouvernement de Jules Ferry renonce à en demander la suppression. Par contre, les sénateurs inamovibles disparaissent et le mode d'élection du Sénat ne fait plus partie des lois à valeur constitutionnelle. Devenu la référence des Républicains (pensons au rôle de la Gauche démocratique), le Sénat continuera à faire l'objet de vives critiques. Sa résistance à l'impôt sur le revenu, son opposition au vote des femmes, son rôle dans la chute du Front populaire contribuent à lui donner une image de conservatisme républicain, les uns insistant sur le côté conservateur, les autres sur l'aspect républicain.

En tout cas, l'esprit de la Résistance et de la première Assemblée nationale constituante ne sont pas favorables au Sénat. Le projet de constitution rejeté par le peuple français le 5 mai 1946 ne prévoyait qu'une assemblée, comme en 1791, 1793 et 1848. Le résultat négatif eût pour conséquence l'élection d'une seconde constituante, la préparation d'un nouveau projet et l'adoption, avec peu d'enthousiasme, de la Constitution du 27 octobre 1946. Même si le bicamérisme est très inégalitaire, l'article 5 dispose que "le Parlement se compose de l'Assemblée nationale et du Conseil de la République". Le nom de Sénat a été sacrifié sur l'autel du maintien d'une assemblée au Palais du Luxembourg. Dès 1948, les membres du Conseil de la République redeviendront des sénateurs.  Politiquement le Conseil de la République sera assez habile pour accroître ses pouvoirs lors de la révision du 7 décembre 1954 et ne pas apparaître comme l'une des causes de la crise constitutionnelle de la IVe République. Le général de Gaulle trouvera même, en mai 1958, auprès du président du Conseil de la République, Gaston Monnerville, un véritable soutien, alors que son homologue de l'Assemblée nationale, André Le Troquer, ne facilite guère le retour aux affaires de l'ancien chef de la France libre.

Par rapport à deux siècles, les quarante ans de la République méritent soit quelques lignes, soit quelques pages. Il existe en effet une véritable histoire passionnelle entre le Sénat, au nom rétabli, et les majorités présidentielles et parlementaires successives. Après l'enthousiasme de 1958, l'opposition "républicaine" du Sénat connaîtra son point d'orgue en 1962 avec l'hostilité ouverte de la majorité sénatoriale (et du président Monnerville) face au référendum du 28 octobre 1962. Cette opposition sénatoriale ne se démentira pas jusqu'à l'échec référendaire du général de Gaulle, le 27 avril 1969. La campagne, très sénatoriale, menée par le président Alain Poher contre la fusion du Sénat et du Conseil économique et social contribuera aux 53 % de votes négatifs.

Le septennat écourté de Georges Pompidou (1969-1974) est maintenant perçu comme le prologue du retour à l'harmonie. Sous la présidence de Valéry Giscard d'Estaing (1974-1981), le Sénat retrouve son rôle de sage. Le "Je souhaite longue vie au Sénat de la République" prononcé dans l'hémicycle, le 27 mai 1975, par un Président de la République lui-même arrière petit-fils d'un sénateur souligne l'harmonie qui règne à l'époque entre tous les modérés.

A partir de l'élection de François Mitterrand en 1981, les comportements politiques l'emportent sur le dialogue constitutionnel. De 1981 à 1986, comme de 1988 à 1993, la majorité sénatoriale (de la droite jusqu'aux lisières du centre gauche) se considère comme la gardienne du bon sens libéral face aux aventures socialistes. Selon les années et les hommes, les relations sont plus ou moins courtoises, mais toujours empreintes de cette "sagesse sénatoriale" qui permet de dire non. A l'inverse, le Sénat constitue pour les gouvernements de cohabitation de 1986-1988 et 1993-1995 un soutien effectif, dégagé des perspectives électorales de l'Assemblée nationale. Le remplacement, en octobre 1992, du président Alain Poher par le président René Monory, ne modifie ni l'orientation politique à dominante centriste, libérale et européenne de la majorité sénatoriale, ni le rôle joué par le Sénat en fonction de la conjoncture politique générale. En octobre 1998, l'élection du président Christian Poncelet, lointain successeur du vosgien Jules Ferry, permet à un gaulliste d'occuper, pour la première fois, cette haute fonction, la troisième dans le protocole de la République, et d'exprimer une communauté d'inspiration avec le Président Jacques Chirac.

Face au Premier ministre, Lionel Jospin, qui estime qu'en raison de son mode d'élection le Sénat "est une anomalie parmi les démocraties" (Le Monde, 21 avril 1998), le président Poncelet constate que "notre institution est injustement mais fréquemment brocardée alors même que le Sénat est indispensable" et réaffirme que "le Sénat doit, pour donner tout son sens au bicamérisme, développer sa spécificité et faire entendre sa différence : il se doit d'avoir un autre regard, un regard différent de celui de l'Assemblée nationale" (7 octobre 1998).   Le Sénat a traversé deux siècles, le débat sur sa légitimité également. L'un ne va pas sans l'autre.

Didier Maus
codirecteur du centre de recherche de droit constitutionnel de l'université de Paris I
codirecteur de la Revue française de droit constitutionnel

Source: Commemorations Collection 1999

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