Page d'histoire : Eugène Labiche Paris, 6 mai 1815 - Paris, 22 janvier 1888

Eugène Labiche, huile sur toile de Marcellin Desboutin
(1823-1902), Versailles, châteaux de Versailles et de Trianon.
© RMN-Grand Palais
(château de Versailles) /
Gérard Blot

Labiche fut un homme heureux :

« Je suis un rieur. Quelques-uns voient triste,
moi, je vois gai. […] J’ai beau faire, je ne peux pas
prendre l’homme au sérieux […]. »...

Labiche ou le triomphe de la gaieté. Eugène Labiche a réussi sa vie : aisance matérielle, succès professionnels, bonheur familial. Il est né le 6 mai 1815 à Paris. Fils unique, il passe son enfance à Rueil où ses parents dirigent une usine de sucre. Sa mère décède en 1833 et lui lègue une maison dans Paris. Il fait laborieusement des études de droit et aime voyager avec des amis. Il se lance parallèlement dans le journalisme et l’écriture ; en 1830 il est du côté des romantiques dans la bataille d’Hernani. Il se marie en 1842 : il épouse Adèle Hubert, la fille d’un riche minotier.

En 1848 Labiche se présente à Rueil aux élections législatives du 23 avril sous les couleurs républicaines. Il qualifie son programme de « communisme légal et moral ». Il est largement battu : vingt-cinquième sur quarante-huit candidats. Il gardera un goût amer de cette expérience malheureuse. C’est manifestement cet échec qui le fait basculer dans l’autre camp politique ; il écrit dans la foulée en 1849 deux pièces antirépublicaines : Exposition des produits de la République et Rue de l’Homme-Armé no 8 bis, il approuve le coup d’État de Louis Napoléon et il ne cachera plus qu’il est conservateur, sinon réactionnaire ; il s’indignera aussi de la Commune et réfutera toute valeur au suffrage universel.

En 1851 le succès du Chapeau de paille d’Italie lui permet d’acheter une grande propriété en Sologne (Souvigny). En mars 1856 son épouse met au monde leur fils unique, André.

En 1868 il est nommé maire de Souvigny. Le 11 août 1870 il est promu officier de la Légion d’honneur en pleine guerre franco-prussienne et se trouve confronté à l’invasion allemande. Il parvient malgré tout à éviter à la commune une occupation trop lourde.

Il commence à souffrir de divers problèmes de santé. En janvier 1877 il démissionne de ses fonctions de maire car il est en désaccord avec l’orientation républicaine du conseil municipal. Le 26 février 1880 il est élu à l’Académie française. Sa santé décline sensiblement en octobre 1887 ; il meurt à Paris le 22 janvier 1888 et il est inhumé au cimetière de Montmartre.

Labiche a également réussi sa vie d’auteur dramatique. Pendant quarante et un ans – de 1837 à 1878 – il va écrire 174 pièces, soit en moyenne une par trimestre. Il se contente quasiment d’un genre unique, le vaudeville.

La critique de l’époque n’a pas été très virulente : on lui a reproché le caractère licencieux de quelques situations ou répliques, on l’a accusé de plagiat, on a insisté sur le mauvais français qu’il utilisait dans une langue débraillée pleine de mots d’argot. Mais il n’était pas un auteur désinvolte : il travaillait beaucoup et il imprimait aux intrigues le rire, le mouvement, la vivacité et la spontanéité des dialogues. En fait Labiche a dû son succès à l’accueil du public, à une productivité et un travail intenses et à une longévité exceptionnelle.

Labiche est devenu avec le temps un auteur véritablement reconnu. Deux grandes écoles se partagent l'interprétation de son oeuvre.

L’école traditionaliste, lancée par Zola et reprise par Bergson : elle soutient que Labiche est avant tout un rieur au tempérament gai dont le but a été d’amuser et de divertir le public ; il est à ce titre le continuateur du rire français.

L’école moderne, lancée par Philippe Soupault : elle prétend que Labiche est d’abord un bourgeois qui a reproduit dans ses pièces la société de son temps ; dès lors l’aspect comique n’est qu’un habillage qui masque une véritable cruauté de l’analyse.

Les metteurs en scène contemporains en font un précurseur du surréalisme, le comique de Labiche évoluant vers l’absurde, entre burlesque et folie, entre Kafka et Buster Keaton.

Il est acquis aujourd’hui que Labiche est un auteur classique : ses personnages ne sont plus seulement des bourgeois types du Second Empire mus par l’argent, la vanité et l’égoïsme, mais aussi des personnages universels dont les travers sont communs à l’humaine condition. Malgré les thèmes éculés du vaudeville (la famille, le mariage, l’adultère, les affaires), Labiche a su mettre en scène des singularités : le nationalisme dans certaines pièces – Un chapeau de paille d’Italie (1851) ou Le Voyage de monsieur Perrichon (1860) – et le féminisme. Il a placé la femme au centre de la sociabilité : une idée reçue veut qu’il ne lui ait pas accordé suffisamment de place ; or Labiche crée plusieurs personnages de femmes et de jeunes filles au caractère affirmé ou tenant des propos libérateurs avancés ; dans quelques pièces elles ont même un rôle déterminant, maîtrisant complètement l’intrigue ou obtenant au final ce qu’elles souhaitaient obstinément.

Anouilh plaçait Labiche au niveau de Molière car, pour lui, il partage avec l’auteur du Misanthrope le sens du comique, la volonté de plaire au public et un certain conformisme social apparent. Mais Labiche est également balzacien : multiplicité des types humains, représentation des liens sociaux, figuration de l’imaginaire, sens aigu du concret et du détail, observation avisée du réel dans son épaisseur, sa complexité et son foisonnement. Quoi de mieux ? Quinze de ses pièces ont été reprises par la Comédie- Française dont une de son vivant (La Cigale chez les fourmis, 1876).

Taine écrivait à Labiche après son élection à l’Académie française : « Il n’y a plus que vous de gai en France ; parce que tous les auteurs en prétendant à la gaieté, n’atteignent que l’aigreur et l’amertume. Vous avez eu la chance unique de devenir observateur sans devenir triste ; c’est la preuve d’un rare équilibre.

Jean-Marc Mandosio
École pratique des hautes études

Source: Commemorations Collection 2015

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