Page d'histoire : Début de la publication des Fables de La Fontaine Mars 1668

C’est un beau volume in-quarto aux armes du Dauphin. On a ménagé de larges marges blanches, soigné la typographie, orné le livre de bandeaux, lettrines et culs-de-lampe, illustré le texte de 118 gravures sur cuivre de la main de François Chauveau : une merveille de vignettes, de facture délicatement archaïque, met en scène fourmi, cigale, renards, cigognes, lions et loups. Le monde animal de la fable enfantine vient de trouver dans les Fables d’Ésope choisies et mises en vers par Jean de La Fontaine un moment clé de son histoire. En mars 1668 paraissent les six premiers livres de ce qui deviendra un monument littéraire et qui se présente, pour l’heure, comme un hommage au premier enfant de France : un manuel où le petit prince de sept ans pourra former son esprit, apprendre à lire et à écrire, où il contemplera enfin la « comédie à cent actes divers » que joue pour lui le personnel grouillant de l’apologue.

D’autres volumes compléteront cette première livraison distribuée en six livres. En 1678, La Fontaine publie cinq nouveaux livres, dédiés cette fois à la maî­tresse du roi, Mme de Montespan. Sa manière évolue : les fables s’allongent et se complexifient, l’inspiration est moins unifiée que dans le premier volume et le ton, plus intime, module toute une gamme d’affects, du plus tragique (« Les animaux malades de la peste ») au plus tendre (« Les deux pigeons »). Un dernier livre, le douzième, parachèvera l’édifice en 1694, un an avant la mort du poète : outre des fables, il comprendra des nouvelles en vers et des récits mythologiques inspirés de Théocrite et d’Ovide.

Les fables ont ainsi accompagné toute la vie de La Fontaine, dont la carrière littéraire ne s’est pourtant pas limitée à ce genre ; traductions, contes lestes, poèmes de circonstance, opéra, poésie religieuse et ode médicale, La Fontaine a tout pratiqué. Mais c’est dans les Fables que la postérité, après les contemporains du poète, a voulu voir sa plus belle réussite. Dans ces petits poèmes d’humble apparence, qui jouent à obéir aux codes un peu mécaniques d’un genre puéril, elle a trouvé l’expression d’une personnalité inquiète et attachante, le reflet d’une vision du monde marquée du sceau de la lucidité et du désenchantement chez un homme qui pourtant, à l’instar de Molière, prenait le parti du rire et de la gaieté. Gauloiserie raffinée, sourire désenchanté, profondeur suggérée, dénonciation voilée, acceptation lucide du monde comme il va : l’esprit des Fables cumule les paradoxes. C’est sans doute ce qui a permis à cette œuvre de si bien traverser les âges. Très vite enseignés à l’école (Fénelon ne demande-t il pas au Petit Dauphin, fils du dédicataire des Fables de 1668, de traduire les fables en latin ?), les poèmes de La Fontaine ont inspiré le génie acerbe de Chamfort, suscité l’indignation de Jean-Jacques Rousseau, nourri les méditations de Taine, éveillé l’admiration d’André Gide. Traduites en créole, imitées en russe, elles continuent d’être enseignées aux écoliers et l’on voit fleurir les albums illustrés qui renouvellent l’offrande initiale au Dauphin, à destination cette fois du plus grand nombre. Les Fables continuent aussi d’intriguer : elles n’ont pas livré tous leurs secrets. On s’interroge sur la portée politique du projet initial, car La Fontaine a peut être commencé à tourner des fables dans un esprit satirique au moment du procès intenté à Nicolas Fouquet, son malheureux protecteur. C’est que ce poète qui affecte la paresse est un maître du demi mot. Mais quelle que soit l’impulsion première, les Fables poursuivent leur trajectoire ; époque après époque, elles accompagnent les évolutions de la pensée et de la culture, se teintant au passage des nuances que de nouveaux lecteurs y décèlent suivant des interrogations qui leur sont propres. Politesse et profondeur d’un livre qui constitue toujours, quatre cents ans après sa parution, un appel à l’intelligence.

Céline Bohnert
maître de conférences en littérature du XVIIe siècle
université de Reims Champagne-Ardenne

 

Source: Commemorations Collection 2018

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