Page d'histoire : Sidonie Gabrielle Colette Saint-Sauveur-en-Puisaye, 28 janvier 1873 - Paris, 3 août 1954

Colette, 1904

2004 célèbre le 50e anniversaire de la mort de l’écrivain, qu’on appelait de son vivant « notre Colette », un mythe national. Pourtant, c’est à une perpétuelle éclosion, plutôt qu’à la célébration de la mort, que Colette invite aujourd’hui une nouvelle génération de lecteurs, lorsqu’elle écrit : « C’est dans l’éclosion que réside le drame essentiel, mieux que dans la mort qui n’est qu’une banale défaite. » Essayons donc de lire, dans son expérience vitale et dans son style, un précurseur et une contemporaine de l’écriture actuelle : de ses risques, de ses libertés, de ses joies. « Notre Colette » : telle qu’elle nous accompagne ici et maintenant.

Souvent, Colette nous offre un récit condensé dont le centre, pas toujours nommé, est Sido, la mère, et dont l’horizon est une sorte d’amour : « (elle) tentait de me transmettre un alphabet nouveau, ou le croquis d’un site entrevu à l’aurore sous des rais qui n’atteindraient jamais le morne zénith (1). »

Ne nous y trompons pas, l’alphabet transmis par Sido est une évocation de l’écriture telle que la pratique Colette elle-même : une lettre d’amour, si l’on veut, mais dont le destinataire, « mon amour », n’est personne en particulier. L’amour de Colette, intense et cruel, se dissémine dans l’entrelacs de lignes cosmiques, de plis de la nature que tracent les hirondelles et les fleurs, et dans lesquels s’incorporent les traits d’un visage d’homme ou de femme enfin sorti de l’épreuve érotique et rendu à la clarté d’un style. L’écriture n’a, dès lors, aucune existence autonome ; elle participe au monogramme du monde brodé des « vrilles de la vigne », du « pur » et de « l’impur », et des bêtes en paix. L’alphabet écrit le monde, et le monde advient par l’alphabet : écriture et monde coexistent comme les deux aspects d’une même expérience pour celle qui écrit dans cet état de transport fiévreux qui défie le langage. D’autant que face à cet alphabet solaire, il existe un autre alphabet, monstrueux cette fois : une Colette nocturne explore les abîmes de nos identités, « Si Madame Colette n’est pas un monstre, elle n’est rien », dira Cocteau.

À plusieurs reprises au fil de ses livres, Colette revient sur une idée qui me paraît centrale dans son œuvre : l’écriture est une interpénétration de la langue et du monde, du style et de la chair, qui lui révèle l’univers et les corps comme une « arabesque. » Le langage s’entend telle une « sauvage mélopée » imprimant sa séduction aux fruits, aux outils et aux étoffes : « Pour moi, tel mot suffit à recréer l’odeur, la couleur des heures vécues, il est sonore et plein et mystérieux comme une coquille où chante la mer (2). » Tandis que le geste d’écrire implique la métamorphose des signes en choses : « Écrire ! pouvoir écrire ! cela signifie […] le griffonnage inconscient, les jeux de la plume qui tourne en rond autour d’une tache d’encre, qui mordille le mot imparfait, le griffe, le hérisse de fléchettes, l’orne d’antennes, de pattes, jusqu’à ce qu’il perde sa figure lisible de mot, mué en insecte fantastique, envolé en papillon-fée (3). »

Le lecteur moderne goûtera, avec cette gourmande, aux saveurs insoupçonnées de la langue française, sans oublier la femme, l’amoureuse, emblème ou contresens des féministes. Rappelons-nous qu’en durcissant sa juste cause, un certain féminisme a enfermé la lutte pour l’amélioration de la condition féminine dans les seules revendications politiques ou sociologiques des suffragettes. Cette tendance se ressent aussi dans Le Deuxième Sexe, même si Simone de Beauvoir y prône l’émancipation des mœurs. Au contraire, Colette, qui ignore la politique, ne songe qu’à révéler la jouissance féminine. De fait, son alphabet du monde est un alphabet du plaisir féminin, soumis au plaisir de l’homme, mais affecté d’une incommensurable différence par rapport à celui-ci. Qu’il n’y ait pas d’émancipation féminine sans une libération de la sexualité de la femme, laquelle est fondamentalement une bisexualité (4) et une sensualité polyphonique, c’est ce que Colette ne cesse de clamer tout au long de sa vie et de son œuvre, dans un dialogue permanent entre ce qu’elle appelle « le pur » et « l’impur », afin d’écrire « le monogramme de l’Inexorable (5). »

Plus encore, et contrairement à une autre image facile qu’on s’est forgé d’elle, avide de plaisirs sexuels, Colette fut aussi une femme dont l’œuvre est une perpétuelle évasion de la relation amoureuse et un arrachement permanent à la vie de couple (hétérosexuel ou homosexuel) au profit d’une immersion dans l’infini du monde. Voici une femme qui écrit là où il n’y a plus ni moi ni sexe, mais des plantes, des bêtes, des monstres et des merveilles : autant d’éclats de liberté. Jamais au-delà du sexe, mais toujours à travers la sexualité, par une exaltation orgasmique du moi dont la souveraineté s’achève dans une joie aux limites de l’extraordinaire, du monstrueux. Telle est la jouissance de Colette, elle se prolonge en vibrations rythmées dans le monde et les autres, qu’elle s’approprie par la justesse musicale de son style rendu physique. Indissolublement sens, son et sensation, la simplicité décrétale de Mme Colette est une véritable transsubstantiation de son corps. Lorsque le critique littéraire André Billy lui tresse des louanges à la sortie de La Femme cachée (1924), elle répond : « Le plus grand prosateur français vivant, moi ? Même si c’était vrai, je ne le sens pas, comprenez-vous, au-dedans de moi (6). » Fausse modestie de l’écrivain ? Ou conviction d’une femme qui se sait tout entière identifiée à sa sensibilité extravagante qui se règle par écrit ?

Immergée dans l’instant du plaisir, Colette peine à raconter des histoires : ses contes éclatés nous bouleversent surtout par les flashes sensuels et les méditations sur la guerre des sexes, et fort peu, voire pas du tout, par leurs intrigues répétitives et plutôt banales. Le temps du récit s’éclipse chez Colette, ses vaudevilles désuets se fanent et vieillissent mal, mais demeure intacte la poésie du pur temps incorporé, à l’instar de celui inventé de Proust, que Colette remodèle à sa façon : moins métaphysique, plus gai, d’une sensualité plein la bouche, plein la langue. Cette fanatique d'Honoré de Balzac (« Je suis née dans Balzac » – elle l’a lu dès six ans, et Eugène Labiche à sept) a hérité de lui le talent de dépeindre les excès de la passion amoureuse, et non les drames de l’argent. Mais c’est dans le voyage au bout de la nuit passionnelle qu’elle imprime son véritable génie, et en ce sens qu’elle s’en évade. Son chemin ne sombre jamais dans les ornières scatologiques ou blasphématoires d’un Céline ou d’un Proust. Si Colette partage avec les maîtres du roman contemporain l’art poétique de capter le temps sensible, elle le fait à sa manière incomparable, avec une inhumaine sérénité. En 1909, Sido lui écrit : « Tu es plutôt une femme comme il faut, mais d’un genre particulier. […] Tu as le talent d’écrire et d’intéresser le lecteur avec des choses… je ne puis dire des riens car au fond ce ne sont pas des riens, loin de là, et je dois même reconnaître que tu avances de deux siècles à de nombreux points de vue (7).

J’aimerais quant à moi que notre Colette – celle que nous lisons cinquante ans après sa mort –, soit à l’image de ces propos de Sido.

Julia Kristeva
psychanalyste, écrivain,
professeur à l’Institut universitaire de France

1. Colette, La Naissance du jour, Pl. III, p. 371
2. Colette, La Vagabonde, Pl, I, p. 1084.
3. Ibid., p. 1074, nous soulignons.
4. Freud découvre l’importance de la bisexualité féminine avec quelque retard sur Colette lorsqu’il écrit dans « Sur la sexualité féminine » (1931), in La Vie sexuelle, P.U.F., 1969, p. 141 : « La bisexualité est bien plus accentuée chez la femme que chez l’homme. »
5. Colette, Le Pur et l’Impur, Pl, III, p. 565.
6. Cité par Jean Chalon, Colette, l’éternelle apprentie, Flammarion, 1998, p. 223 ; nous soulignons.
7. Sido, Lettres à sa fille 1905-1912, op. cit., lettres des 19 février et 18 août 1909, pp. 255 et 295.

Source: Commemorations Collection 2004

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