Page d'histoire : Bataille de Marignan 13-14 septembre 1515

Dans son savoureux récit Qui a cassé le vase de Soissons ?, publié en 1963 chez Robert Laffont, le journaliste Gaston Bonheur évoque avec humour l’apprentissage scolaire des principales dates du Roman national : « Certes, c’est à coups de règle sur la tête que les dates sont entrées dans nos mémoires et que nous pouvons répondre par un chiffre […] aux excitations de la guerre et de la paix. Nous savons “Poitiers”, […] “Bouvines”, […] “Marignan” (1515, la date la plus sue de toute l’Histoire).

L’affirmation de Gaston Bonheur semble pertinente, mais précisément pour quelles raisons l’est-elle devenue ? Valoriser la répétition binaire du chiffre 15, qui facilite la mémorisation de l’événement, me semble une explication un peu courte. En m’inspirant de la mise en perspective historiographique par Georges Duby du Dimanche de Bouvines (Gallimard, 1973), je proposerai trois hypothèses pour rendre compte de son importance dans l’économie de l’histoire de France.

La première tient sans doute au déroulement de la bataille elle-même. Nous la connaissons grâce aux témoignages de combattants de haut rang, notamment les Mémoires de Robert de La Marck, seigneur de Fleurange (1491 ? – 1536) publiés dès le XVIIIe siècle et réédités tout au long du XIXe siècle dans des collections accessibles au grand public. Le bras de fer avec la redoutable infanterie suisse a duré deux jours, interrompu par la nuit, ce qui était alors exceptionnel sur le plan militaire. François Ier s’est comporté héroïquement dans la mêlée et le rôle de l’artillerie française s’est avéré décisif pour vaincre les contingents helvètes.

Tous ces éléments sont valorisés et vulgarisés par la théâtralité du tableau d’Évariste Fragonard, réalisé pour la Galerie des batailles de Versailles inaugurée en 1837 par Louis Philippe, qui s’inspire du Champ de bataille d’Eylau de Gros, et surtout par une mise en scène scolaire, qui privilégie, de la Troisième République à la fin des années soixante, des anecdotes pittoresques qui ont contribué à la célébrité de ce combat. Les cours d’histoire d’Ernest Lavisse diffusent ainsi deux illustrations au fort impact populaire : on y voit le Chevalier sans peur et sans reproche, égaré, pendant la nuit, dans les lignes ennemies, contraint de ramper à quatre pattes pour revenir dans les lignes françaises, puis, la victoire acquise, Bayard armant François Ier chevalier.

Cette victoire ne serait sans doute pas devenue aussi populaire si elle n’était pas investie d’une dimension mythologique. Situé, sur le plan chronologique après les désastres militaires de la guerre de Cent ans – Crécy, Poitiers, Azincourt – et avant Pavie et les guerres de Religion, Marignan semble au diapason de l’éclat de la Renaissance française. Cet exploit est d’autant plus lumineux qu’il se produit à l’aube d’un règne commencé sous les plus heureux auspices. En ce sens, il paraît préfigurer la victoire de Rocroy sur la puissante infanterie espagnole en 1643 et la gloire de Louis XIV, et celle de Marengo en 1800, prélude au rayonnement du Consulat.

Cependant, cette victoire n’a pas suscité que des jugements bienveillants et consensuels dans l’historiographie française. Michelet a reproché à François Ier d’avoir gâché, par son manque d’ambition diplomatique, ses lauriers italiens de 1515. Or, s’il l’avait voulu, il aurait pu devenir le protecteur de l’Italie et de l’Empire, mais « il laissa tout aller, vendit tout, nouvel Ésaü, pour un plat de lentilles (2) ».

Sous la Troisième République, les universitaires laïques déplorent que Marignan ait favorisé l’établissement de la monarchie absolue. C’est le cas du sorbonnard Jules Zeller (1819-1900), dans une biographie du Valois publiée chez Hachette, dans La Bibliothèque des écoles et des familles, collection de vulgarisation d’un excellent niveau scientifique :

« Il n’est pas trop étonnant pour cette époque, mais il est malheureux que la nation française, fière de son jeune roi, comme l’était sa famille et sa noblesse, ait laissé le vainqueur de Marignan prendre tous les pouvoirs. Le roi François Ier est devenu le premier des souverains absolus de l’Europe ; il crut bon même de se vanter d’avoir mis la royauté et les rois “hors de page” (3) ».

Contemporaine des réformes de Jules Ferry, la biographie de François Ier par Jules Zeller date de 1882. Pendant environ un siècle, l’assertion de Gaston Bonheur – Marignan « la date la plus sue de toute l’Histoire » – est exacte. Et, lorsqu'en 1979, Annie Cordy chante « 1515 c’est épatant, 1515, c’est Marignan », et Michel Sardou « C’est 1515, c’est Marignan », cette date demeure encore, dans la mémoire nationale, un pivot chronologique central de nos annales. Pour peu de temps car désormais, dans les manuels scolaires, les traces de Marignan et de Bayard s’effacent sous l’influence de l’École des Annales, qui bannit l’histoire-bataille. Et le mythe doit probablement sa survie à l’Histoire de France en bandes dessinées publiée par Larousse en 1980, réactualisation en images du Petit Lavisse. Vingt-cinq ans plus tard, la plupart des écoliers ignorant l’existence de Marignan/1515, Alain Corbin rappelle la nécessité de connaître les fondements chronologiques de l’histoire nationale en publiant au Seuil en 2005 un livre bienvenu : 1515 et les grandes dates de l’histoire de France.

Quant à l’Histoire de France en bande dessinée, elle est rééditée, en 2008, par Larousse et le quotidien Le Monde. Sur la couverture du volume consacré à la période qui court Du XVe au XVIe siècle : de Louis XI à François Ier, on peut admirer une vignette qui met en scène l’adoubement de François Ier par Bayard, le soir de Marignan…

 

Christian Amalvi
université Paul-Valéry-Montpellier-III
membre du Haut comité des Commémorations nationales

 

1. Gaston Bonheur, Qui a cassé le vase de Soissons ? L’album de famille de tous les Français, nouv. éd., Paris, Gallimard, coll. Folio, 1976, t. 1, p. 71 – 1re éd., Robert Laffont, 1963.

2. Jules Michelet, Histoire de France : la Renaissance triomphante, présentée et commentée par Claude Mettra, Lausanne, Éditions Rencontre, 1966, t. 5, p. 338.

3. Jules Zeller, François Ier, Paris, Hachette, 1882, p. 57 (Bibliothèque des écoles et des familles).

Source: Commemorations Collection 2015

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